Les Aventures de Rouletabille

| 10. Le donjon

 
« Monsieur le majordome ! commença Rouletabille, vous nous avez dit tout à l’heure que nous étions libres dans le château.
 
– Oui, monsieur, absolument libres d’aller et de venir…
 
– De telle sorte, continua Rouletabille, que s’il nous prenait fantaisie, tout à l’heure, de sortir du donjon, le grand escogriffe d’Albanais qui est de l’autre côté de la porte n’aurait rien à y voir…
 
– Pardon ! monsieur, pardon ! Il est là justement pour vous empêcher de sortir !… Comprenez-moi bien… Vous êtes libres d’aller et de venir dans le château, le jour… mais la nuit, après le couvre-feu, il y a une consigne générale qui fait que chacun doit reposer dans l’endroit qui lui est assigné. Vous n’avez aucune bonne raison pour sortir du donjon, la nuit…
 
– Voilà une consigne qui restreint singulièrement notre liberté… Et si nous voulions sortir quand même, qu’arriverait-il ? Pourriez-vous nous le dire ?…
 
– Mais, parfaitement, l’Albanais vous passerait par les armes après avoir appelé à son aide la garde ! Du reste, c’est une conjoncture que nous n’avons pas à envisager. »
 
Mais M. Priski avait à peine prononcé ces mots qu’il se sentait fort brutalement renversé par Rouletabille, lequel l’avait traîtreusement saisi par-derrière.
 
En même temps, le reporter, aidé de Vladimir, bâillonnait d’un foulard le majordome qui, du reste, n’essayait de pousser aucun cri ni d’opposer à cette agression inattendue la moindre résistance.
 
« Emporte-le ! » ordonna Rouletabille à La Candeur, lequel avait assisté à cette scène sans s’y mêler et sans la comprendre.
 
La Candeur fit cependant ce que lui commandait son chef de file. Il se baissa et emporta dans ses bras, comme une plume, ce pauvre M. Priski.
 
« Où faut-il le déposer ?
 
– Dans ta chambre… Et ne grogne pas. Je t’ai emmené, c’est pour que tu nous sois utile à quelque chose… »
 
Ils pénétrèrent dans la chambre des gardes. Rouletabille alluma une bougie au bureau de « l’hôtel » et ils s’engouffrèrent dans le petit escalier, La Candeur portant toujours le majordome. Quand ils furent dans la chambre de La Candeur, Rouletabille fit étendre Priski sur le lit et dit aux deux reporters :
 
« Je vous en confie la garde. Vous me répondez de lui sur vos têtes. À tout à l’heure. »
 
Et il les laissa.
 
Il descendit dans la cour du donjon, en fit le tour et se trouva en face du hangar où les bêtes avaient été remisées par Modeste et Tondor qui dormaient profondément sur une botte de paille. Athanase veillait. À l’approche de Rouletabille, il se leva et dit :
 
« Je vous attendais. Il y a du nouveau. J’ai vu la chambre d’Ivana.
 
– Et moi, fit Rouletabille, j’ai vu Ivana. Venez ! »
 
Ce disant, il frappait sur l’épaule des muletiers, leur ordonnait de se lever, secouait d’importance Modeste qui voulait se recoucher, puis il ordonna aux domestiques d’envelopper les sabots des bêtes avec des torchons. Il les y aida.
 
« Collez-leur le bec dans les poches à avoine ! comme ça elles ne henniront pas. »
 
Ainsi fut fait ; enfin il fit charger sur les bêtes tout le bagage.
 
« Où est la cantine des conserves M. H., demanda-t-il, et celle des déjeuners du cycliste ?
 
Ces messieurs les ont déjà portées dans leur chambre, expliqua Modeste…
 
– En route, pas de bruit ! qu’on se taise !
 
– Pensez-vous que nous irons loin comme ça ? demanda Athanase.
 
– Écoutez, monsieur, laissez-moi faire, et je réponds de tout ! Nous réussirons ou pas un de nous s’échappera…
 
– Je l’entends bien ainsi », exprima le farouche Athanase.
 
Ils firent faire aux chevaux et aux mules le tour du donjon. La chemise qui entourait presque entièrement cette tour était un mur haut de huit mètres au moins. Malgré la lune qui éclairait en partie le chemin de ronde, on ne pouvait voir nos gens d’aucune partie du château, même des plus proches tours.
 
Ils arrivèrent ainsi devant le petit pont-levis qui donnait accès dans la salle des gardes.
 
Ce petit pont n’était plus, depuis longtemps, soulevé par des chaînes. Maintenant il était établi là à demeure.
 
Rouletabille répéta :
 
« Surtout pas de bruit ! »
 
Et il prit sa jument par la bride et il la tira à lui sur le pont. Les bêtes firent quelques difficultés à franchir le fossé et Rouletabille se félicita d’avoir assourdi le bruit de leurs sabots sur le pont de bois par les linges dont ils étaient maintenant emmaillotés.
 
Quand toute la caravane eut trouvé place dans la salle des gardes, Rouletabille pria Athanase d’aller écouter au second étage ce qui se passait chez les Allemands tandis qu’il fouillait dans le bagage.
 
Athanase redescendit en disant : « Ils ronflent ! »
 
Rouletabille avait ouvert une lourde boîte de fer où se trouvaient les munitions de la troupe. Il y puisa un objet oblong, rond, entouré d’une mèche qu’il mit dans sa poche. D’un sac, il tira deux longues cordes terminées par un crochet ; il en donna une à Athanase en le priant de se la nouer autour de la ceinture, comme il faisait lui-même, de telle sorte qu’ils pussent conserver la liberté de leurs bras.
 
Cela terminé, il s’en fut au petit pont du donjon, marcha jusqu’à son extrémité, du côté de la courette circulaire, s’accroupit, se pencha et glissa entre une pierre et le dessous du pont cet objet dont il s’était muni. En revenant, il déroula, toujours sous le pont, la mèche dont il fixa l’extrémité près de la poterne. La lune l’éclairait.
 
« Dynamite ? fit Athanase.
 
– Oui, dynamite.
 
– Monsieur, dit Athanase, je voudrais bien comprendre.
 
– Tout de suite.
 
– Moi aussi, je voudrais bien comprendre, émit timidement Modeste, qui par hasard ne dormait pas… Et mon ami Tondor aussi voudrait bien savoir…
 
– Qu’est-ce que vous voudriez savoir ?
 
– Nous voudrions savoir quand nous pourrons sortir d’ici.
 
– Mon Dieu, mon ami, je ne saurais vous le dire… car je ne vous cache pas qu’en ce moment je m’arrange pour y rester le plus longtemps possible. Vous avez compris sans doute que nous sommes tombés entre les mains d’une bande qui ne nourrit point à notre égard d’excellentes intentions. Nous allons nous arranger pour tenir ici quelques jours en attendant du secours.
 
– C’est de la folie ! exprima brutalement Athanase.
 
– Ça n’est pas possible, monsieur, s’écria Modeste. Alors… nous allons nous battre ?
 
– Il y paraît.
 
– Quand on se bat, exprima Modeste, sans aucun enthousiasme, ça fait du bruit !…
 
– Et quand on fait du bruit, c’est bien désagréable, pour ceux qui ont sommeil, n’est-ce pas, Modeste ? »
 
Comme Rouletabille se relevait et faisait mine de pousser les gros verrous qui fermaient intérieurement la poterne de la salle des gardes, Athanase l’arrêta.
 
« Monsieur, dit-il au reporter, vous avez tort de fermer si hermétiquement cette porte, car je vous annonce qu’il n’entre nullement dans mes intentions de m’enfermer ici avec vous…
 
– Je le pense bien, dit le reporter. Vous vous en irez !
 
– Par où ? demanda Athanase.
 
– Par ici !… »
 
Et il fit signe à Athanase de le suivre. Laissant là Tondor et Modeste avec la consigne de ne bouger sous aucun prétexte, Rouletabille, suivi du Bulgare, grimpa fort prestement l’étroit escalier en colimaçon, sans s’arrêter au premier étage, où ils entendirent en passant les deux voix de Vladimir et de La Candeur qui se disputaient ; également au second étage, ils ne prêtèrent point une attention soutenue aux ronflements sonores de la famille hambourgeoise.
 
Ils ne s’arrêtèrent que sur la plate-forme.
 
Arrivé là, Rouletabille se retourna et souffla à Athanase :
 
« À genoux !… »
 
En effet, à cette hauteur, sous le clair de lune, s’ils s’étaient tenus debout, ils eussent pu être aperçus de quelque sentinelle du château. Ils firent le tour de la terrasse à quatre pattes et finalement se dissimulèrent entre deux créneaux, du côté de la campagne.
 
« Vous voyez, dit Rouletabille ; les derrières du donjon, à l’endroit où il est rejoint par la « chemise », donnent directement sur la campagne !… »
 
Athanase se pencha et se releva tout de suite :
 
« Vous voulez dire sur un précipice… »
 
Oui, la campagne, de ce côté-là, était un précipice… Le donjon semblait prolonger le roc, être taillé dans le roc lui-même. Mais aucun bruit d’eau, aucun tumulte de torrent ne montait du lointain bas-fond qui se perdait dans l’ombre.
 
Le ruisseau aux eaux mugissantes que les jeunes gens avaient entendu à leur arrivée à la Karakoulé coulait sur la façade ouest du château : à l’est, la Karakoulé n’était défendue que par l’espace, son élévation et le vertige.
 
« C’est par là que vous partirez ! souffla Rouletabille à Athanase.
 
– C’est haut ! répondit froidement Athanase.
 
– Trouvez-vous que c’est trop haut ? demanda le reporter.
 
– Rien n’est jamais trop haut pour moi ! répliqua l’irascible Bulgare, mais ce sera sûrement trop haut pour nos deux cordes, même réunies…
 
– Aussi les allongerons-nous de lanières de linge et draps tordus ensemble. Nous allons faire travailler Modeste et Tondor. Mais qu’est-ce que cela ? » dit tout à coup le reporter en fixant un point de la plate-forme jusqu’alors resté dans l’ombre et que la lune venait d’éclairer.
 
C’était une vague chose accroupie avec des sortes de bras menaçants et tendus vers les deux compères.
 
Rouletabille se glissa jusqu’à cette chose, l’examina, la palpa, la fit crier légèrement, grincer et revint auprès d’Athanase.
 
« Voyez notre bonne fortune, dit-il. Il y a là sur cette plate-forme un vieux treuil qui a dû servir jadis à faire monter des provisions directement de la campagne dans le donjon. Il ne lui manque qu’un filin et une barquette. Nous les y mettrons et vous n’aurez qu’à vous y attacher. Nous vous descendrons fort proprement par ce truchement sans que personne ne s’en aperçoive et avant qu’aucune alarme n’ait été donnée dans le château et aux alentours.
 
– Quand prévoyez-vous que nous pourrons sortir d’ici ? demanda Athanase.
 
– Comment nous ?… Nous, nous restons, mon cher monsieur.
 
– Je vous répète que c’est de la folie. D’autre part, si vous restez, pourquoi tenez-vous à ce que je m’en aille ? Vous savez bien que je ne partirai qu’avec Ivana et, si Dieu le veut, avec les documents !… »
 
Rouletabille se dressa autant qu’il le lui était permis entre les deux créneaux, et lui montrant les feux qui, de-ci de-là, s’étaient allumés au sommet des monts et dans la vallée, il lui dit :
 
« Athanase, ne soyez pas entêté et, pour le salut de tous, faites ce que je vous dirai. Regardez ces feux : ce sont autant d’yeux ouverts dans la nuit pour veiller sur le domaine du pacha noir.
 
« Vous savez que toutes les routes, toutes les pistes de cette partie de l’Istrandja-Dagh lui appartiennent, et vous m’avez dit qu’elles sont si bien gardées que nul étranger, perdu ou tombé dans cette vaste toile d’araignée dont le Château Noir est le centre, ne saurait échapper au monstre qui l’habite. Pour sortir de chez Gaulow, pour échapper à son étreinte avec Ivana, il vous faudrait au moins deux jours ; vous seriez repris, vous et Ivana, avant deux heures. Quant à partir tous ensemble, nous ne pouvons espérer, avec ce qui nous reste à faire et en admettant que tout réussisse, tenter de fuir avant l’aube. Nous serions vite rejoints et incapables de nous défendre.
 
« Seul, Athanase, vous pouvez passer ! Vous passerez ! Vous êtes passé déjà. On ne vous connaît pas. Vous êtes un quelconque muletier pomak qui n’éveillerez aucune méfiance sur votre chemin. Vous ferez ce que vous avez déjà fait. Mais il faut que vous soyez seul, n’est-il pas vrai ?… Si je vous parle si longuement en ce moment où les minutes nous sont si précieuses…
 
– Oh ! la fête ne se terminera pas avant minuit, interrompit Athanase, et nous ne pourrons rien faire avant qu’on ait reconduit Ivana chez elle.
 
– Je le sais, Athanase, mais les secondes n’en sont pas moins chères. Aussi écoutez-moi et comprenez-moi bien : nous ne réussirons que si nous quittons cette terrasse en nous donnant la main. Je continue. Il est donc impossible qu’Ivana vous suive, et d’autre part, il est nécessaire qu’elle soit sauvée dans quelques heures. Eh bien, nous l’amènerons ici, et c’est ici dans ce donjon que nous la défendrons, en attendant le secours que vous irez chercher !
 
– Quel secours ? J’arriverai trop tard !…
 
– Peut-être que non… espérons-le… En tout cas, nous n’avons point l’embarras du choix. Nous tiendrons… nous tiendrons au moins cinq jours, car cesgens n’ont point de canon, et ces murs sont formidables, et nous avons de bonnes munitions et nous sommes bien approvisionnés… Nous tiendrons jusqu’à ce que vous nous reveniez… ou nous succomberons, Athanase Khetev, si vous ne revenez pas !
 
– J’aime mieux rester avec vous, partager le sort d’Ivana… Vous êtes perdus d’avance… Sur quel secours pouvez-vous réellement compter ? »
 
La fine silhouette de Rouletabille se redressa encore, entre les antiques créneaux dominant le pays, la plaine et la montagne. Il appuya ses mains sur l’épaule d’Athanase, et lui montrant, cette fois, la lointaine muraille qui, illuminée par les reflets de la lune, barrait l’horizon, il lui dit :
 
« Athanase Khetev ! Derrière cet obstacle naturel, si impénétrable qu’aucun de vos ennemis n’a pu s’imaginer qu’un général aurait l’audace ou la folie de le faire franchir à ses armées, derrière ces montagnes, tout un peuple rassemblé dans le mystère incroyable d’une seconde mobilisation attend !… Et qu’attend-il ? Vous, Athanase Khetev !… Il attend que vous veniez lui dire : « Ils ne savent pas, ils ne se doutent pas !… Venez !… » Le jour où vous serez allé lui dire cela, Athanase Khetev, il vous suivra, ses armées se mettront en marche derrière vous… et regardez ces défilés… ces gorges obscures… ces sombres vallées de rocs, tout l’empire redoutable de Gaulow… tout cela tout à coup tressaille… tout cela bruit, tout cela s’éclaire de milliers de baïonnettes. Il y en aura bien quelques-unes pour sauver Ivana ! »
 
À ces paroles de flamme qui le brûlaient d’autant mieux que le ton dont elles étaient dites était plus contenu, plus étouffé, plus sourd, que la chaleur qui les animait était plus concentrée, Athanase s’était rapproché de Rouletabille et… ce que le jeune homme avait prévu arriva… Il lui prit la main. Il dit :
 
« Quand pourrai-je partir ?… Quand pourrai-je être sûr de cela ?… Quand serons-nous fixés sur le sort des documents ? que je sache si je dois aller vaincre avec eux ou rester ici, et mourir avec vous ?
 
– Nous saurons cela cette nuit ou demain au plus tard… » répondit Rouletabille.
 
Et lui serrant la main avec une énergie préméditée :
 
« Alors, nous sommes d’accord ?
 
– Nous sommes d’accord !
 
– Si nous sommes d’accord, nous sommes bien près d’être sauvés ! fit le reporter. Lorsque vous redescendrez avec les troupes vers Kirk-Kilissé et que vous passerez par ici, vous ne nous oublierez pas en route, Athanase Khetev ?… »
 
Le Bulgare le regarda un instant d’une façon assez étrange, puis laissa tomber ces mots d’une voix sourde :
 
« J’aurai accompli mon devoir vis-à-vis de mon pays, je n’aurai plus à penser qu’à Ivana, vous le savez bien ! »
 
Rouletabille releva la tête comme pour saluer le défi, mais il pensa tout de suite que le moment n’était pas venu d’une explication définitive entre eux, à propos d’Ivana. Athanase dut juger de même, car il n’insista point. Ils étaient tous deux dans la situation exacte de ces alliés balkaniques, qui s’entendaient pour la délivrance d’une terre captive ardemment convoitée par chacun et qu’ils se promettaient en secret de se disputer avec acharnement après leur commune victoire.
 
« Descendons ! dit Rouletabille. Il est temps d’agir ! »