Les Aventures de Rouletabille

| 23. Le donjon assiégé

 
     
       Allongé dans une des meurtrières du troisième étage, Rouletabille écoutait les bruits du dehors. Dans la nuit très noire on distinguait vaguement une rumeur d’hommes et c’était tout. Tous les feux avaient été éteints dans la baille, dans les cours et dans le chemin de ronde moins par ordre peut-être que par la pluie qui s’était remise à tomber avec rage.
 
Les soldats de Gaulow avaient dû reculer jusque sous les hangars, sous les galeries et les cloîtres pour se mettre à l’abri. Certes ! ils n’étaient point bien loin. On les entendait grouiller dans les ténèbres, parfois s’appeler avec des cris, des malédictions.
 
Cependant, de toute la nuit, ils ne tentèrent rien.
 
Il devait y avoir dans la Karakoulé un désordre immense. La disparition de Kara Selim après la fuite d’Ivana, et la blessure de Stefo le Dalmate laissaient le château fort sans chef, dans le moment qu’il en avait le plus besoin. Les kachefs avaient dû se réunir quelque part autour des lieutenants alourdis par une journée de festins, et tout ce monde devait être fort embarrassé de prendre un parti.
 
Ainsi Rouletabille s’expliquait la tranquillité relative dont, momentanément, on leur permettait de jouir.
 
Aussitôt après le départ d’Athanase, Rouletabille avait commencé sa tournée. D’abord il s’était occupé du souterrain. Il avait quitté presque immédiatement le cachot, entraînant avec lui La Candeur, priant Ivana de garder un instant le prisonnier. Son dernier mot avait été pour lui recommander l’otage.
 
Il la laissait seule avec Gaulow pour qu’elle décidât seule de ce qu’elle avait à faire. Il savait qu’elle ne trouverait qu’en elle-même la raison suffisante pour comprendre que Gaulow vivant leur servirait davantage que Gaulow mort : et ce n’était point ce qu’on pouvait lui dire qui eût pu changer sa résolution, si elle voulait absolument goûter l’ivresse sanglante de la vengeance.
 
Tout au plus, Rouletabille avait-il osé lui suggérer une solution pratique, dans la situation désespérée où ils se trouvaient, mais il eût été maladroit d’insister.
 
Il la quitta donc, lui faisant bien entendre, par cette attitude, que le prisonnier lui appartenait. Enfin, si elle le tuait, si elle le torturait, si elle le martyrisait, comme en était fort capable cette fille du Balkan élevée entre deux assassinats, il ne serait point là, lui, Rouletabille, pour assister à une scène dont la pensée seule lui faisait horreur, tellement horreur que, dans l’instant où il s’imaginait Ivana accomplissant l’atroce chose, il se demandait comment il avait pu l’aimer !
 
Quand il était revenu de sa tournée dans le souterrain, après avoir constaté que la dynamite avait fait de la bonne besogne et que l’écroulement avait été tel, de ce côté, que les assiégés n’avaient jusqu’à nouvel ordre rien à redouter sous terre, il avait été heureux et surpris de retrouver, dans le cachot, Gaulow vivant à côté d’Ivana, Gaulow à qui l’on n’avait pas touché. Alors il avait pris les mains d’Ivana et lui avait dit :
 
« Merci !… »
 
Il l’adorait.
 
Et cependant, ce qu’elle avait dû être tentée, dans le noir… dans le noir dans lequel il l’avait laissée… dans le noir où elle aurait pu, à son gré, torturer Gaulow…
 
« Petit Zo, avait-elle murmuré, vous pouviez être tranquille… Vous m’aviez laissée sans lumière… Quand je tuerai Gaulow, je veux le voir mourir, moi !…
 
– En attendant, nous le gardons vivant ?
 
– Oui, fit-elle… ma foi, oui !… en attendant… en attendant que nous ayons bien songé à son supplice !…
 
– C’est cela !… songez-y encore trois ou quatre jours, avait répliqué Rouletabille, et après vous en ferez ce que vous voudrez !…
 
– J’espère que vous avez un autre cachot que celui-ci…
 
– Oui, à côté ; ce ne sont pas les cachots qui manquent à la Karakoulé et nous en choisirons un dont les barreaux ne laissent évader ni les morts, ni les vivants !…
 
– Et qui le gardera, nuit et jour ?
 
– Le katerdjibaschi !… avait-il répondu. Oui, nous avons avec nous un chef de muletiers… qui a eu quelques parents occis par les Pomaks… Il le gardera bien, allez !…
 
– Surtout, qu’il n’y touche pas !… Il m’en répondra sur sa tête !…
 
– Entendu !… »
 
Et ils étaient remontés dans le donjon où Vladimir la reçut avec mille compliments, et où elle voulut tout voir, tout de suite, tout connaître, tout inspecter avec Rouletabille.
 
Le reporter avait placé ainsi son monde : le katerdjibaschi dans le souterrain, Modeste dans la salle des gardes, avec la mission, pour se tenir éveillé, de creuser de la pointe de son couteau deux petites meurtrières dans le bois dur de l’énorme porte qui fermait cette salle, du côté du pont-levis, du temps où il y avait un pont-levis.
 
Au premier étage, il mit La Candeur et Vladimir, chacun à une meurtrière qui commandait le chemin de ronde ; au deuxième, il tenta encore d’entrer en correspondance avec les Allemands, mais ne réussit qu’à s’attirer une bordée d’injures. Moins que jamais ils ne voulaient parler à quiconque en dehors de leur consul. Puisqu’il était impossible de s’entendre avec eux et qu’ils pouvaient devenir, par leurs lubies, dangereux pour les défenseurs, Rouletabille fit condamner leur porte avec des madriers et les enferma chez eux comme dans une boîte.
 
Au troisième étage, il y avait deux chambres. Rouletabille les donna à Ivana, en se réservant cependant la permission de venir à toute minute dans l’une d’elles, d’où il pouvait surveiller à peu près tout ce qui se faisait dans la Karakoulé.
 
Au quatrième étage, c’était la plate-forme du donjon, entourée de ses hauts créneaux. Cependant, si haute que pût être cette plate-forme, elle n’était guère plus élevée que la plate-forme de la tour de veille (qui se trouvait à une centaine de mètres de là) et cela à cause des différents niveaux du roc, sur lequel avait été bâtie la Karakoulé. Le séjour de la plate-forme du donjon était donc assez dangereux puisqu’on y pouvait recevoir tout le feu de la tour de veille. Heureusement, l’étroit escalier qui conduisait au haut du donjon débouchait sur la plate-forme sous une espèce de petite échauguette de pierre dans laquelle une sentinelle pouvait tenir à l’aise et surveiller tout le côté Ouest et Sud-Ouest et Sud, des murs et des fossés de la Karakoulé.
 
Pour voir les côtés Est et Nord, il fallait sortir de cette guérite et s’avancer sur la plate-forme, mais en se glissant à genoux derrière les créneaux, on pouvait espérer d’échapper au feu de la tour de veille, pour peu qu’on fût agile.
 
Dans l’échauguette, Rouletabille mit Tondor.
 
Tondor, de cet endroit, dominait directement les murs qui plongeaient dans le gouffre du torrent depuis que la chute de la tour de l’Ouest avait fait monter les eaux et rendu impraticable le chemin de la corniche. Si, par la petite fenêtre de son cachot, Gaulow eût été capable de s’enfuir après avoir échappé au katerdjibaschi, il eût encore eu affaire au feu de Tondor.
 
Ainsi surveillé et bien défendu, le donjon était plus inaccessible que bien des « forts Chabrol » qui arrêtèrent devant leurs frêles murailles, pendant des journées historiques, la force publique.
 
Ici la maçonnerie avait une épaisseur d’au moins quatre mètres. Le seul point vulnérable était la porte de la salle des gardes, mais encore quelle porte ! et en tout cas, fallait-il y parvenir ! Un fossé profond de six mètres entourait le donjon et le pont-levis était en miettes !…
 
Les premières lueurs du jour commençaient d’allumer les cimes de l’Istrandja-Dagh quand Rouletabille se retrouva dans les chambres du premier étage où il venait de faire le compte des munitions. Tant avec les revolvers qu’avec les carabines à répétition, les assiégés avaient huit cents coups à tirer. Ce n’était pas beaucoup. Mais ce n’était pas rien.
 
« Voilà bientôt l’heure du déjeuner, dit Rouletabille à La Candeur ; nous allons en profiter pour faire le compte de nos provisions de bouche. Nous aurons toujours de quoi nous nourrir pendant quatre jours, en nous serrant un peu le ventre, mais à la guerre comme à la guerre !… À propos, qu’est-ce que c’est que cette histoire de « déjeuners du cycliste » que Vladimir a refusés à ce pauvre Athanase ? Je sais bien que nous ne sommes pas riches, mais ce n’était guère charitable. Eh mais !… s’écria-t-il tout à coup, il ne serait pas arrivé malheur aux « déjeuners du cycliste » ? J’en avais confié une pleine valise à Vladimir !…
 
– Je m’en vais aller le lui demander », fit avec un grand empressement La Candeur, que tous ces préparatifs de guerre semblaient avoir rendu de plus en plus mélancolique.
 
Et il se précipita dans l’escalier en appelant Vladimir qui, justement, était descendu faire un petit tour dans la salle des gardes, bien qu’il eût reçu l’ordre de ne pas quitter la meurtrière de sa propre chambre. Bientôt La Candeur revenait sans être suivi de Vladimir.
 
« Vladimir m’a dit qu’il était fort occupé en ce moment, avec Modeste à écouter un petit bruit qui doit venir du chemin de ronde et qui leur paraît peu catholique…
 
– Vladimir a eu tort de quitter son poste, répliqua sévèrement Rouletabille. Je vais descendre voir de quoi il s’agit, et je le gronderai ; mais, auparavant, ouvre-moi ta cantine, La Candeur, que je voie de combien nous disposons encore de boîtes de conserves M.H. !
 
– Rouletabille ! répondit La Candeur, qui était retourné à l’escalier, je crois que Tondor nous appelle là-haut ! Il doit s’y passer quelque chose de nouveau…
 
– Tondor ?… Tu en es sûr ?… je n’ai rien entendu !
 
– Oh ! moi, je l’ai entendu parfaitement ! C’est peut-être grave ? Si l’on montait !… Non ! ne te dérange pas !… J’y vais !… »
 
Et il s’élança vers le sommet du donjon comme, tout à l’heure, il avait dégringolé jusqu’à la salle des gardes. Rouletabille, intrigué, s’élança derrière lui.
 
Ils arrivèrent en même temps à la petite échauguette de la plate-forme où ils trouvèrent Tondor tout étonné de les voir.
 
La sentinelle leur fit signe qu’il n’y avait rien de nouveau et ils redescendirent.
 
« Je me serai trompé ! déclara La Candeur, assez penaud… mais, n’est-ce pas ? avec une sentinelle qui connaît si peu notre langue, il n’y a rien d’extraordinaire à cela !…
 
– Quand la sentinelle ne dit rien, exprima avec lucidité Rouletabille, il est facile de comprendre qu’elle n’appelle pas !… »
 
La Candeur détourna la tête.
 
« Qu’est-ce que tu regardes par là ? demanda Rouletabille.
 
– Je regardais, par cette petite meurtrière, si l’on ne pouvait pas apercevoir ce point que tu as désigné à Athanase pour qu’il nous fasse signe…
 
– Suis-moi…
 
– Je crois bien qu’en restant ici je pourrai distinguer, quand le jour sera un peu plus clair…
 
– Suis-moi, je te dis ! »
 
Notre Rouletabille connaissait son La Candeur. Celui-ci lui cachait quelque chose et l’affaire devait être d’importance pour qu’il osât lui mentir dans un pareil moment. La Candeur n’avait rien entendu du tout.
 
De même Rouletabille voulut savoir ce qui se passait dans la salle des gardes et y descendit. Il trouva Modeste creusant de la pointe de son couteau, avec une conscience somnolente, un petit trou dans la porte, qui était dure comme fer, ce dont, du reste, il se félicitait tout haut :
 
« Eh bien, quoi de nouveau ?…
 
– Rien, monsieur !…
 
– Et ce petit bruit dans le chemin de ronde ?…
 
– Quel petit bruit ?… Je n’ai pas entendu de petit bruit, moi !…
 
– C’est qu’il dormait ! expliqua en hâte La Candeur.
 
– Où est Vladimir ?
 
– M. Vladimir est descendu à l’instant même dans le souterrain, monsieur ; il m’a dit de vous dire qu’il allait surveiller le katerdjibaschi, qui, paraît-il, surveille lui-même un prisonnier.
 
– Va le chercher, dis-lui qu’il faut qu’il vienne sur-le-champ et remonte avec lui !… Où vas-tu, toi, La Candeur ?
 
– Je remonte voir si, à la petite meurtrière de l’escalier…
 
– Reste ici… »
 
Rouletabille se promenait, nerveux, dans la salle des gardes, les mains derrière le dos, le sourcil froncé. Chaque fois qu’il passait dans la lueur de la lanterne que l’on avait à demi aveuglée et qui était posée sur un coin de la table, devant le « tableau des voyageurs », La Candeur voyait son visage en plein et ne pouvait retenir un soupir…
 
Enfin surgirent tour à tour Modeste et Vladimir, des profondeurs du souterrain.
 
Rouletabille ordonna à Modeste d’aller continuer son ouvrage, puis se tournant vers les deux reporters, il leur dit, d’une voix cassante :
 
« Nous sommes en état de guerre. La moindre faute de l’un de nous peut entraîner la perte de la communauté : celui de vous qui quittera désormais son poste sans en avoir reçu l’ordre sera condamné à mort !… Montez devant moi !… »
 
Ils ne se le firent pas répéter deux fois.
 
La Candeur, en montant, tremblait de tous ses membres. Et Vladimir, du reste, ne paraissait guère plus rassuré.
 
« Qu’est-ce qu’ils ont ?… commençait à se demander avec une certaine anxiété Rouletabille… Qu’est-ce que je vais encore découvrir ?… Qu’est-ce qu’ils m’ont encore fait, ces deux lascars-là ?… Allons ! ouste ! plus vite que ça !… »
 
Arrivés dans les chambres, ils se tinrent si drôlement et si tristement devant Rouletabille que celui-ci en fut littéralement épouvanté.
 
« Enfin ! s’écria-t-il, me direz-vous ce que vous avez à me faire des têtes pareilles ?… »
 
Ils ne répondirent point. Ils restaient là, tous deux, les bras ballants, comme frappés d’idiotie.
 
Rouletabille, à bout de patience, secoua rudement La Candeur, qui finit par gémir :
 
« C’est de ta faute aussi… Tu ne parles tout le temps que de nous brûler la cervelle ! Alors tu comprends !…
 
– Je comprends quoi ?… Je ne comprends rien, sinon que vous faites les imbéciles tous les deux, et que ce n’est pas le moment !… Allons, ouvre-moi cette cantine-là et dis-moi combien il nous reste de boîtes de conserves… »
 
La Candeur s’agenouilla et se mit en mesure d’ouvrir l’une d’elles. Au moment où l’on aurait pu croire que cette simple opération allait s’effectuer, La Candeur releva la tête vers Rouletabille.
 
« Tu sais !… J’aime mieux te le dire tout de suite… ça n’est pas avec les boîtes de conserves qu’il y a là-dedans qu’il faut compter pour se nourrir ici…
 
– À cause ?…
 
– Ben !… à cause… »
 
Mais il ne put en dire davantage : Il se mit à pleurer, à braire comme un âne. Rouletabille était livide. Il se jeta sur La Candeur en criant :
 
« Cochon, tu as tout mangé !…
 
– C’est pas vrai !
 
– Eh bien, ouvre donc !… »
 
Mais il arracha la cantine des mains de La Candeur et il l’ouvrit lui-même. À la lumière du jour naissant, il put voir, d’un coup d’œil, tout ce qu’elle contenait, et il poussa un cri.
 
Ça ! vraiment, c’était plus fort que tout ! La cantine était pleine de chaussures ! de brodequins, souliers, bottines à élastique et à boutons, chaussures de travail et de fantaisie, de promenade et de soirée, mais toutes de la même pointure, et quelle pointure ! Celle de La Candeur !… et tout cela tout neuf, astiqué, propre, luisant comme au sortir du magasin.
 
Qu’est-ce que cela voulait dire ? D’abord ahuri, puis furieux, il le demanda à son reporter, la voix rauque, le geste menaçant… La Candeur reculait devant lui en demandant pardon comme un enfant.
 
« Où sont les boîtes de conserve ? me le diras-tu ?
 
– Je les ai laissées là-bas !
 
– Pour mettre ces chaussures à la place ?… hurla Rouletabille.
 
– Écoute, fit l’autre en se mouchant et en s’essuyant les yeux… écoute, tu vas comprendre… c’est toute une fortune !
 
– Quoi ?
 
– Mes chaussures !…
 
– Tu veux t’établir marchand de chaussures en Turquie ? »
 
L’autre renifla, prit du courage :
 
« Si je les ai achetées, ce n’est point pour les vendre, mais pour les porter !
 
– Tu ne risques point d’aller pieds nus ! dit Rouletabille.
 
– N’est-ce pas ? repartit le bon géant avec un vrai orgueil. Et ce n’est pas pour moi une mince consolation à tous mes maux passés, présents et futurs ! De tous ces maux-là, le pire, vois-tu, Rouletabille, est la souffrance du pied, non point celle qui vous vient d’un mal physique et vulgaire, mais de l’humiliation épouvantable qui est réservée aux pauvres garçons qui se traînent de place en place sans en trouver aucune avec des chaussures qui « fichent le camp » et qui attestent une misère qu’à force d’ingéniosité ils sont arrivés, à peu près, à dissimuler sur le reste de leur individu ! Toi, Rouletabille, tu ne sais pas ce que c’est. Au fond, tu as eu de la chance !… Si on t’a ramassé pieds nus sur les quais de Marseille, au moins on t’a chaussé tout de suite et tu n’as pas eu à souffrir de cette misère-là…
 
» Mais, moi, mon pauvre ami, qui avais quitté ma profession d’instituteur pour me lancer dans la littérature, moi qui ai traîné dans les antichambres avec des manuscrits ! Moi qui ai passé je ne sais combien d’heures à dissimuler mes extrémités postérieures sous les banquettes où j’attendais impatiemment d’être reçu par un homme d’où dépendait invariablement tout mon avenir et qui, dès qu’il me recevait, invariablement, semblait hypnotisé par le spectacle prodigieusement navrant de mes souliers avachis, aux cuirs rafistolés, retenus miraculeusement par des ficelles teintes à l’encre, je puis te jurer qu’il n’est point de pire supplice pour un honnête homme qui a gardé le moindre sentiment de sa dignité personnelle !
 
» Aussi m’étais-je dit que, dès que j’aurais quelque argent, et que ma situation me le permettrait, mon premier soin serait de mettre de côté des bottines pour les mauvais jours ! Et je me suis tenu parole, mon bon petit Rouletabille. Ayant fait dans un grand quotidien un honorable plongeon, chaque fois que mes fins de mois me l’ont permis, je me suis fait faire une paire de chaussures ! Tu vois d’ici, Rouletabille, toutes mes économies ! Et tu aurais voulu que je les abandonne !…
 
– Mais, malheureux ! s’exclama Rouletabille sincèrement apitoyé par ce plaidoyer inattendu, qu’est-ce que tu en feras de tes économies quand nous serons par ta faute tous morts de faim !…
 
– Eh ! bien nous n’en sommes pas là !… fit La Candeur avec une grande assurance… nous avons encore les « déjeuners du cycliste » de Vladimir !… »
 
Vladimir lui lança un regard foudroyant.
 
Rouletabille dit à Vladimir :
 
« Vous saviez cela, vous ! et vous ne me l’avez pas dit ? Je comprends maintenant pourquoi vous avez refusé de vous défaire de deux « déjeuners du cycliste… » Au fond, vous avez bien fait !… Deux déjeuners peuvent nous permettre de « tenir » vingt-quatre heures de plus… Allons ! faisons notre deuil des conserves, mais il faudra nous serrer le ventre !… et voyons vos déjeuners !… J’espère que votre cantine n’est pas pleine d’escarpins, à vous ?… Eh bien, qu’est-ce que vous attendez ?…
 
– Monsieur, j’ai perdu la clef !
 
– Si ce n’est que ça, fit Rouletabille, on s’en passera. Faites sauter la serrure !…
 
– Monsieur, moi je n’ai aucun instrument pour faire sauter la serrure !
 
– Ah ! tenez ! Vous êtes aussi stupide que La Candeur ! »
 
Et il se mit lui-même à l’ouvrage. La serrure était solide ; elle résistait.
 
Un dernier coup de crochet et la valise fut ouverte. Rouletabille se releva en titubant…
 
Il n’y avait plus de « déjeuner du cycliste », ni de provisions d’aucune sorte dans la cantine !…
 
Elle était pleine d’une masse informe et obscure que le reporter souleva sans arriver à comprendre à quoi cela pouvait servir. Du reste l’objet en lui-même était parfaitement indifférent. Ce qui était terrible, c’est qu’il avait occupé une place bien précieuse !… Les animaux, chevaux et mules, après la première nuit passée dans le donjon, avaient été reconduits dans le hangar du chemin de ronde pour ne pas éveiller l’attention et n’avaient pas été ramenés dans la salle des gardes, de telle sorte que Rouletabille et ses compagnons n’avaient plus rien à manger, absolument rien !…
 
Le reporter, tenant toujours cette masse informe à la main, se retourna :
 
« Qu’est-ce que c’est que ça ?
 
– Ça ! c’est ma cuirasse de cuir !… gémit Vladimir sur le ton le plus pitoyable et le plus humble qu’il put trouver…
 
– Quelle cuirasse ?
 
– Comment ! vous avez oublié que j’ai inventé une cuirasse ? Mais, monsieur Rouletabille, je vous en ai parlé plusieurs fois et si vous m’aviez prêté la moindre attention…
 
– C’est bien ! maintenant je vous écoute… répliqua Rouletabille d’un air sombre, presque farouche…
 
– Vous savez, monsieur, commença l’autre avec une timidité charmante… Vous savez qu’on a toujours cherché des cuirasses à l’épreuve de la balle.
 
– On le raconte…
 
– On a bien raison de dire, monsieur, que les inventeurs sont toujours traités avec indifférence ! La vôtre me pèse et quand je vous aurai expliqué que la cuirasse Dowe était constituée au moyen de matelassures assez épaisses avec, à l’intérieur, des tissus plus résistants… »
 
Silence de Rouletabille… Vladimir, qui attendait peut-être un encouragement qu’il ne voit point venir, tousse et continue :
 
« Quand je vous aurai rappelé que la résistance des tissus de la cuirasse Dowe a eu de rapides limites, vous comprendrez certainement comment j’ai été amené à l’idée de fabriquer un tissu qui fût plus résistant que celui de la cuirasse Dowe ! n’est-ce pas ?
 
– !…
 
– Et mon trait de génie a été de trouver un tissu qui déchire au passage l’enveloppe de nickel ou d’acier qui recouvre la balle de plomb moderne… qui la déchire, entendez-vous bien, au lieu d’en être déchirée !…
 
– !…
 
– Et ainsi il y a à l’intérieur même de la cuirasse une sorte d’expansion, si j’ose dire, et même d’écoulement par fusion de la matière plomb…
 
– !…
 
– Ce qui enlève à la balle sa puissance perforatrice !… »
 
Ah ! c’en était trop ! Rouletabille se retourna vers Vladimir Petrovitch et lui lança à toute volée un coup de pied dans le derrière.
 
« Tu sauras maintenant où mettre ta cuirasse ! » lui dit-il, cependant que l’autre se frottait l’endroit contusionné, avec une certaine mélancolie. Il n’était pas méchant pour un sou, ce Vladimir Petrovitch ! Il ne se fâcha pas. Depuis qu’il avait l’honneur d’être dans le service de Rouletabille, il en avait vu bien d’autres ! Ainsi le jour où Rouletabille s’était aperçu que cet élégant jeune homme grattait quelquefois les reçus du télégraphe pour lui soutirer d’infimes sommes, Vladimir Petrovitch avait entendu des paroles autrement dures pour son amour-propre que ne l’avait été certainement le pied du reporter pour la partie postérieure de son singulier individu… Vladimir ne protesta pas autrement, mais s’enfuit pour échapper à un second coup, suivi rapidement par La Candeur qui se précipita dans l’escalier, fit un faux pas, descendit sur le dos jusqu’à la salle des gardes et resta là, sur le derrière, anéanti. Vladimir, en soupirant, s’assit à côté de lui.
 
« Rouletabille a eu tort de se fâcher, dit-il, on sera peut-être bien heureux de l’avoir, ma cuirasse, c’est toujours utile dans un siège !…
 
– Eh bien, et mes chaussures ! fit La Candeur ; en admettant que nous sortions jamais d’ici, nous aurons beaucoup à marcher, et quand nos souliers seront usés, dans ces âpres montagnes… »
 
À ce moment, une fusillade terrible éclata dans le chemin de ronde. Plusieurs balles pénétrèrent en ricochant par les meurtrières dans la salle des gardes.
 
« Tout le monde à son poste ! » hurla Rouletabille, et pendant que chacun se rendait à la meurtrière et à l’étage qui lui avait été indiqué, lui-même bondissait, gravissait quatre à quatre l’escalier du donjon et arrivait sur la plate-forme.
 
Tondor s’apprêtait à faire feu, et en se penchant entre deux créneaux, Rouletabille put voir le chemin de ronde plein de soldats se bousculant autour des échelles qu’ils essayaient de faire tenir dans le fossé, pendant que d’autres, pour couvrir l’opération, tiraient à qui mieux mieux sur le donjon, essayant d’atteindre les meurtrières et d’empêcher ainsi les assiégés de gêner ceux qui avaient reçu mission d’atteindre la poterne et d’enfoncer la porte.
 
Le plan de Rouletabille fut vite conçu et exécuté : la plate-forme du donjon avait un rebord, une sorte de corniche que soutenaient des « corbeaux » ; entre chacun de ces « corbeaux » et tout près des créneaux, il y avait une ouverture par laquelle on plongeait directement dans le fossé qui entourait le donjon. Ces ouvertures étaient destinées jadis à laisser couler sur l’assaillant de la poix, de l’huile bouillante, du plomb fondu, etc. Rouletabille appela tout son monde sur la plateforme ; et chacun à plat ventre, l’œil au-dessus de l’ouverture, se mit tranquillement à fusiller les brigands qui étaient déjà en grand nombre dans le fossé.
 
« Tirez lentement, posément !… Visez bien votre homme ! disait Rouletabille, nous n’avons pas de munitions à gaspiller. »
 
Et lui-même, donnant l’exemple, ne manquait jamais son but. Du chemin de ronde, il était impossible d’atteindre nos jeunes gens, qui restaient invisibles derrière leur rempart de pierre. Certes on ne se faisait pas faute, en bas, de diriger sur le sommet de la tour une fusillade nourrie, mais qui ne donnait aucun résultat. L’assiégeant n’eût pu gêner les tireurs que de la tour de veille, mais il n’y avait pas encore songé.
 
Quant aux soldats qui étaient dans le fossé, il eût fallu qu’ils tirassent droit au-dessus d’eux, la crosse du fusil sur l’épaule et avec beaucoup d’adresse pour que les projectiles se glissassent par les étroites ouvertures d’où leur tombait cette pluie d’enfer !
 
Si bien que s’il y avait eu une bousculade au moment où les assiégeants s’étaient jetés dans le fossé, il y en eut une autre au moment où ils se ruèrent pour remonter dans le chemin de ronde. Alors, il n’y eut plus qu’à taper dans le tas, à laisser se vider tout seuls les chargeurs, qui décrochaient les soldats des échelles, par grappes.
 
Bien peu parvinrent à se tirer de ce mauvais pas ; et ceux qui y arrivèrent finirent de jeter le désarroi dans la troupe qui avait été chargée de les couvrir et qui, à son tour, essuyait directement le feu du donjon.
 
C’est qu’en effet Rouletabille, voyant le fossé déblayé, avait crié à sa petite garnison :
 
« Aux meurtrières !… »
 
Et tous étaient descendus à leur poste, courant de meurtrière en meurtrière, faisant feu à chaque étage, donnant l’illusion d’une troupe ardente et décidée à défendre chèrement sa vie.
 
Comme, au haut du donjon, Tondor était resté et continuait de tirer entre les créneaux, les assiégeants devaient être fort désemparés et se demander à quel nombre d’assiégés ils avaient affaire !
 
Cette première opération avait été, pour eux, désastreuse.
 
Ne trouvant aucun abri dans le chemin de ronde, ils le quittaient en hâte et rentraient dans la baille en emportant seulement quelques-uns de leurs blessés, car ils n’avaient pas eu le temps de secourir ceux qui gémissaient et appelaient au secours en se traînant dans le fossé. Bien mieux, après s’être ainsi sauvés, ils refermèrent derrière eux la lourde porte de la baille et le chemin de ronde apparut tout à fait nettoyé d’assiégeants.
 
« Cessez le feu ! » avait ordonné Rouletabille, qui pensait toujours à ménager ses munitions.
 
Tous purent alors se féliciter de cette première victoire. Vladimir dansait de joie et proclamait déjà qu’» ils ne s’y frotteraient pas de sitôt ». Le katerdjibaschi, qu’Ivana avait relevé de sa fonction pour qu’il pût venir se battre, riait d’un rire infernal en caressant la crosse de la carabine d’Athanase qu’Ivana lui avait passée.
 
Rouletabille, avait été, du reste, assez étonné de ne point voir la jeune fille venir faire le coup de feu à côté de lui. Tout ce qu’il connaissait de son caractère et de son excessive bravoure l’avait incité à penser qu’elle aurait à cœur de venir faire figure dans le combat ; mais elle avait préféré se faire geôlière. Encore là sans doute avait-elle été poussée par sa haine inassouvie ; peut-être s’était-elle dit que si le donjon était forcé, au moins aurait-elle la joie, avant de mourir, de tuer Gaulow de sa propre main et ainsi s’était-elle chargée de le veiller pour être plus sûre de ne le point manquer.
 
« M. Priski ! Ah ! celui-là, je ne vais pas le rater !… » s’écria Vladimir, qui avait allongé le nez à une meurtrière et qui, épaulant sa carabine, s’était déjà mis en mesure d’abattre le majordome, lequel dressait sa silhouette au-dessus de la courtine du Nord, quand un coup de feu retentit.
 
Aussitôt on vit M. Priski basculer, disparaître derrière le haut mur, et l’on entendit la voix de La Candeur qui montait de la salle des gardes.
 
« J’ai tué M. Priski !… J’ai tué M. Priski !… »
 
Les jeunes gens descendirent :
 
« Qu’est-ce que tu faisais ici ? demanda Rouletabille… qui paraissait de fort méchante humeur. J’avais crié : « Tout le monde en haut ! »
 
– Eh ! j’y suis allé là-haut, j’y suis allé tout de suite, répliqua La Candeur.
 
– Mais tu n’y es pas resté ?
 
– Ma foi, non ! Vous tiriez !… Vous tiriez ! et l’odeur de la poudre m’incommode !…
 
– Ah ! tu es brave !
 
– Tout de même j’ai tué M. Priski !
 
– Et tu as fait un beau coup, là !… Tu ne sais donc pas que le chapelain est mort ! J’ai vu qu’on l’emportait hier soir avec Stefo le Dalmate ! Il n’y avait plus que M. Priski pour faire entendre raison à ces sauvages, leur faire craindre des représailles et leur parler du neveu de M. de Rothschild !
 
– Ma foi, je regrette bien qu’il soit mort ! fit La Candeur ennuyé, mais ce n’est pas de ma faute !…
 
– Comment ! ce n’est pas de ta faute ?…
 
– C’est mon fusil qui est parti tout seul ! Je n’ai eu qu’à le poser sur la meurtrière, et pan ! M. Priski est mort ! Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ?… Je ne tenais pas à le tuer, moi, M. Priski ! Je ne tiens à tuer personne, moi !… Je n’ai jamais fait de mal à personne, moi !…
 
– Oh ! nous le savons, dit Rouletabille, ce n’est pas toi qui gaspilleras tes munitions !…
 
– Oh ! je me rends utile comme je peux, répliqua La Candeur sur un ton plein de suffisance qui fit relever la tête à Rouletabille.
 
– Toi ! te rendre utile !… Tu es bien trop égoïste pour cela !… Tu ne songes qu’à t’amasser un fonds de cordonnier pour tes vieux jours !…
 
– Justement, n’en dis pas de mal de mon fonds de cordonnier… Je vois bien que tu en veux toujours à mes chaussures… Eh bien, baisse un peu le nez et vois ce que j’en ai fait de mes chaussures !… »
 
Rouletabille et Vladimir s’aperçurent alors que toutes les chaussures de La Candeur avaient été descendues et posées dans un ordre bizarre deux par deux, devant la poterne, sur les dalles de la salle des gardes.
 
« Ah ! ah ! fit Rouletabille en souriant.
 
– Compris ? demanda La Candeur.
 
– Compris ! Toi né gros malin !
 
– S’pas ?… Regarde mes godillots !… Juge de l’ordre admirable dans lequel je les ai placés !… Et jette un coup d’œil sous la porte !… Quand nos sauvages reviendront tout à l’heure pour défoncer cette porte ; quand ils grimperont jusqu’ici du fond du fossé, quelle est la première chose qu’ils apercevront, entre le bas de la porte qui est fort usé et le pavé de la salle des gardes qui ne l’est pas moins : ils apercevront toutes mes paires de chaussures, et ils se diront : « Mazette ! les assiégés ont reçu des renforts, fichons le camp ! » Hein ! qu’est-ce que vous dites de ça ?… »
 
Rouletabille et Vladimir ne purent s’empêcher de rire.
 
« Tu ne m’en veux plus ? demanda le bon La Candeur.
 
– Non ! » répondit Rouletabille.
 
Sur ces entrefaites, une voix adorable, jeune et gaie, qui sortait de sous-terre cria :
 
« J’ai faim ! Quand est-ce qu’on déjeune ? »
 
C’était Ivana. Elle sauta avec allégresse au milieu des défenseurs du donjon :
 
« Eh bien, on est victorieux, fit-elle. Le katerdjibaschi vient de me dire ça !… Tous mes compliments !… Et maintenant, réjouissons-nous !… J’ai une bonne nouvelle à vous apprendre ; mais auparavant, déjeunons ! Le combat a dû vous mettre en appétit, et moi je meurs de faim !…
 
– Ivana, répondit Rouletabille sur un ton plutôt lugubre, demandez donc à manger à ces messieurs ; moi je n’ai rien à vous offrir…
 
– Qu’est-ce que ça veut dire ? fit-elle étonnée… Est-ce que vous n’avez pas de provisions ?
 
– Ces messieurs les ont laissées en route et ont préféré apporter avec eux divers objets de toilette… voilà pourquoi nous n’avons pas de provisions, Ivana ; rien, pas un morceau de pain !… Et voilà pourquoi vous ne déjeunerez pas, ni ne dînerez… ni aujourd’hui, ni demain, ni après-demain, ni après après-demain !
 
– Ça n’est pas gai ! exprima la jeune fille… mais ne nous désolons pas, car je crois qu’avant longtemps notre affaire s’arrangera…
 
– Comment cela ? demanda Rouletabille.
 
– J’ai causé avec Gaulow !
 
– Ah ! ah !
 
– Et, ma foi, il est devenu fort raisonnable.
 
– Un nouvel époux n’a rien à refuser à sa jeune femme, pour peu qu’il soit galant, exprima bêtement La Candeur qui pensait faire de l’esprit.
 
– Vous avez l’esprit d’à-propos, dit Ivana sans sourciller. Justement, mon mari m’a accordé tout ce que je lui ai demandé.
 
– Que lui avez-vous demandé, Ivana ? questionna Rouletabille, soudain très sombre.
 
– Ceci, qui est ma foi fort simple et qui, je l’espère, contentera tout le monde, Gaulow nous laisse sortir de la Karakoulé, puis nous permet de traverser son pays : il s’engage à ce qu’il ne nous soit fait aucun mal, moyennant quoi nous lui laissons la vie sauve et nous lui rendons la liberté.
 
– Il dit ça ! s’écria La Candeur, mais moi je ne m’y fierais pas !… Je suis persuadé qu’aussitôt que nous lui aurons rendu la liberté et que nous serons sortis du donjon, il nous tombera dessus avec tous ses gens !
 
– Moi aussi, répliqua Ivana. Aussi ai-je stipulé que nous ne lui rendrions la liberté qu’arrivés à la frontière de Bulgarie et loin de ses troupes, qui recevront l’ordre de ne pas nous suivre.
 
– Oh ! oh !… émit Rouletabille, Gaulow a une bien grande confiance en vous, Ivana !
 
– Même si je ne tenais pas ma parole – et je la tiendrai, je le jure, – Gaulow y gagnerait de ne pas être tué tout de suite, répliqua-t-elle, car je ne lui ai point caché que si nous ne tombions pas d’accord immédiatement, je commencerais à le faire mourir !…
 
– Oui, vous ne lui avez pas laissé le choix !…
 
– C’est ce qu’il a compris !…
 
– Mes compliments !…
 
Oh ! vous pouvez me les adresser, petit Zo !… » fit-elle sur un ton qui retint, une seconde, l’attention du reporter.
 
Décidément, il y avait encore des moments où Ivana lui échappait tout à fait, comme maintenant, par exemple, où elle faisait preuve d’une diplomatie à laquelle il ne s’attendait guère, tout en renonçant bien facilement à une vengeance pour laquelle autrefois elle eût donné sa vie et celle des autres…
 
Il lui dit :
 
« Je suis heureux de vous voir aussi raisonnable, Ivana. Je sais que vous faites un gros sacrifice en nous donnant Gaulow ; le tout est de savoir maintenant si les brigands de la Karakoulé vont en vouloir ?
 
– Vous en doutez ?…
 
– Je doute qu’ils acceptent les conditions que vous avez fixées… Ils admettront difficilement que nous emmenions le Gaulow avec nous… et ma foi, je comprends leur méfiance.
 
– Et je comprends aussi la vôtre, ajouta-t-elle avec un singulier sourire. Vous pensez qu’une parole ne compte pas avec Gaulow et qu’une fois à l’abri, je ne me souviendrai plus de la mienne !…
 
– Eh ! eh !…
 
– Je vous répète que je tiendrai cette parole…
 
– Ivana ! Ivana ! Je ne vous reconnais plus !…
 
– N’est-ce pas ?… Je me civilise ?… Enfin, qu’allez-vous faire ?…
 
– Essayer de parlementer tout de suite, ma chère Ivana, avec l’aide de Vladimir… mais, croyez-moi, même si on nous laisse sortir, ne sortons qu’à toute extrémité… Vous me dites que vous tiendrez votre parole !… mais rien ne me dit qu’ils tiendront la leur…
 
– Que ferons-nous si nous restons ici ? Vous n’avez aucune provision de bouche ?
 
– Nous jeûnerons pendant quatre jours ; j’aime mieux jeûner pendant quatre jours derrière ces murs que manger à ma faim dans un pays où nous pourrons être assassinés à chaque pas que nous ferons !…
 
– En somme vous trouvez mauvais que j’aie négocié notre libération !…
 
– Je trouve, ma chère Ivana, répondit d’une voix grave Rouletabille, je trouve que vous avez agi un peu trop tôt et que c’est surtout la libération de Gaulow que vous avez négociée… » ajouta-t-il tout à coup en la regardant bien en face…
 
Elle détourna la tête en se mordant les lèvres et fut quelques instants sans répondre.
 
« C’est bien, finit-elle par dire : admettez que je n’aie point traité avec Gaulow et n’en parlons plus !
 
– Non point ! non point ! fit Rouletabille. Nous sommes en pleine diplomatie, restons-y !… C’est-à-dire prenons certaines précautions, sans prendre aucune définitive résolution. Il n’est point mauvais que ces gens sachent que nous avons Gaulow avec nous et même s’ils s’en doutent il est bon qu’ils en soient sûrs !… Et, en admettant même qu’ils acceptent votre petit traité, nous resterons bien libres, nous autres, de l’exécuter à notre heure… À propos, quelle heure est-il ? »
 
Et il tira son oignon :
 
« Dix heures !… Sapristi ! il n’est que dix heures… mon estomac marque midi… Je voudrais bien qu’il fût midi !
 
– Pour déjeuner !
 
– Non ! pour savoir si Athanase a réussi !
 
– C’est vrai, je n’y pensais plus !… »
 
Elle n’avait pas plus tôt prononcé cette phrase qu’elle devenait rouge comme une cerise… Étrange Ivana ! À quoi donc pensait-elle si elle ne pensait plus à cela ?… à la réussite de cela pour quoi elle avait consenti à devenir l’épouse musulmane de Kara Selim !
 
Rouletabille s’était aperçu de sa rougeur, de son embarras, disons le mot : de sa honte. Car c’était bien une honte pour cette patriote d’avoir cessé de penser à cela, tout le temps !
 
« Dieu du ciel ! songeait Rouletabille, que se passe-t-il encore dans cette petite tête-là ! Si elle ne pense pas à cela, à quoi pense-t-elle ?… Elle ne pense certainement pas à moi !… Depuis que je l’ai introduite dans le donjon, elle n’a pas eu un remerciement sincère, un élan, une véritable marque de tendresse, un abandon. Elle s’est enfermée dans sa chambre et je l’ai entendue marcher des heures… je lui ai parlé à travers sa porte ; elle ne m’a pas répondu. Et à l’heure du combat, elle m’a fui ! Elle est allée s’enterrer avec ce Gaulow. Je croyais que c’était pour l’assassiner et voilà qu’elle revient de là avec un petit traité d’alliance. Qu’est-ce que cela signifie ? qu’est-ce que cela signifie ? »
 
Il appela Vladimir.
 
« Attachez, lui dit-il, votre mouchoir à votre carabine et venez ! Nous allons essayer de parlementer… »
 
Les deux jeunes gens grimpèrent jusqu’au haut du donjon ; Ivana les suivit.
 
Tondor déclara qu’il n’avait pas vu la figure d’un ennemi depuis que la porte du chemin de ronde s’était refermée sur la fuite des mécréants.
 
« Vous allez vous montrer entre deux créneaux et agiter votre « drapeau blanc », dit Rouletabille à Vladimir… Moi, je surveille les alentours pour qu’on ne vous surprenne pas et qu’on ne vous tire pas dessus !… »
 
Et ils s’engagèrent tous deux sur la petite plateforme…
 
Dans le même moment, une fusillade éclata au dehors et une volée de balles sifflèrent aux oreilles de Vladimir et de Rouletabille. Ils se jetèrent dans l’échauguette ; ils avaient chaud !… C’était un miracle qu’ils n’eussent pas été atteints.
 
Des débris de pierres frappées par les balles volaient de toutes parts.
 
« Eh bien, dit Vladimir, si c’est ainsi qu’on parlemente dans le pays, je crois que nous pouvons rentrer nos discours.
 
– Ils tirent sur nous du haut de la tour de veille… La plate-forme va devenir intenable, exprima Rouletabille… Maintenant, ils n’ont peut-être pas eu le temps d’apercevoir notre drapeau blanc !
 
– C’est ce que je pense ! fit Ivana. M. Vladimir l’a à peine montré…
 
– Vous êtes bonne, ma chère Ivana !… dit Rouletabille pour sauvegarder l’amour-propre de Vladimir… j’aurais voulu vous y voir, vous !… »
 
Malheureuse phrase, qu’il regretta aussitôt… Ivana avait arraché le drapeau improvisé des mains de Vladimir et s’était ruée sur la plate-forme…
 
« Ivana !… »
 
Ah ! l’admirable enfant enragée qu’elle était là, au sommet de cette tour, cible de cinquante fusils qui s’étaient abaissés sur elle !… Elle paraissait un étrange gavroche de quelque héroïque mascarade avec les bouts de loques de sa robe de gala qui lui battaient les jambes et le veston que Rouletabille lui avait passé pour couvrir ses bras et sa gorge nus !
 
Et elle agitait son drapeau !… Elle l’agitait !…
 
Oh ! pas longtemps, les quelques secondes nécessaires à Rouletabille pour s’apercevoir de cette folie, se jeter sur elle, la faire rouler brutalement contre les créneaux et la retenir là comme une bête vaincue, afin qu’elle ne se redressât point, malgré tout le désir qu’elle en avait. Et comme elle avait réussi à relever la tête et que cette tête allait dépasser les créneaux, Rouletabille la saisit à pleins cheveux, à pleine crinière… Alors elle poussa un cri de douleur et cruellement le mordit…
 
Ce fut au tour de Rouletabille de crier :
 
« Ah ! ça commence bien, nos amours ! fit-il, les larmes aux yeux.
 
– Nos amours ! Je te déteste !… siffla-t-elle entre ses dents grinçantes.
 
– Je commence à le croire ! répliqua Rouletabille. En tout cas, Ivana, ce n’est pas le moment de nous faire une scène. Il va falloir retourner à l’échauguette, maintenant… Prenons garde de nous faire tuer !
 
– La belle affaire !…
 
– Ivana, vous voilà redevenue folle ! Qu’est-ce que vous avez ?… Il vous est arrivé quelque chose de nouveau que je ne sais pas !… Dites-le-moi, Ivana !…
 
– Je vous l’ai dit : il m’est arrivé que je vous déteste !
 
– C’est vrai ?
 
– Si c’est vrai !… Ah bien !…
 
– Qu’est-ce que j’ai fait pour cela ?… »
 
Elle le regarda méchamment, l’œil aigu :
 
« Vous discutez mes plans ! fit-elle… et je n’aime pas que l’on discute mes plans !
 
– Je vous ai fait entendre des paroles raisonnables !
 
– Raisonnables ? s’écria-t-elle !… Vous m’avez dit une chose que je ne vous pardonnerai jamais : vous m’avez dit que j’avais surtout négocié la libération de Gaulow !
 
– Ivana, prenez garde !… »
 
Une balle venait de faire éclater la pierre juste au-dessus de la tête d’Ivana. Mais nous avons dit qu’elle était comme enragée et elle se défendait avec acharnement contre l’empire du reporter, qui faisait tout pour la sauver, pour l’empêcher d’être frappée, et cela sans s’apercevoir qu’il s’exposait lui-même.
 
« Je vous déteste ! Je vous déteste !… »
 
Sa voix fit mal à Rouletabille :
 
« Vous le répétez trop, Ivana, pour qu’après tout ce ne soit pas vrai ! Dans votre pays, la haine suit facilement l’amour !
 
– Oui !
 
– Répétez-le !
 
– Je vous déteste !…
 
– Dites : je vous hais !
 
– Je te hais ! »
 
Il la lâcha et monta debout entre deux créneaux.
 
« Faites-vous tuer de votre côté si ça vous fait plaisir, cria-t-il à Ivana… Moi, je m’occupe de mon affaire !… »
 
Ce fut à son tour à elle à se jeter derrière lui, à le faire redescendre du poste où il était allé, dans une extraordinaire exaltation gamine, attendre la mort puisque Ivana ne l’aimait plus !
 
« Je t’aime ! Je t’aime !… »
 
C’était elle maintenant qui prenait soin de lui, qui le courbait à la hauteur de la muraille protectrice… et ils se serrèrent dans les bras l’un de l’autre à s’étouffer… Leurs lèvres, une fois encore, s’unirent comme au fond du placard tragique.
 
Singulier destin que celui de leur amour ! Ils ne s’aimaient qu’au sein des pires tourmentes, au milieu du sang, parmi l’assassinat et les tueries, et leurs bouches ne s’unissaient que lorsque la mort rôdait autour d’eux. Cette fois, elle était partout, la mort !… se faisait entendre en sifflements lugubres au-dessus de leurs têtes que leurs mains démentes étreignaient en une caresse délirante… Encore une fois, la mort seule était témoin de leur tendresse et, frappant sans relâche l’échauguette contre laquelle les balles ricochaient, elle semblait s’être faite la gardienne de leur solitude et menacer de ses coups quiconque oserait allonger la tête pour voir ces deux enfants s’embrasser !…
 
« C’est trop bon de se détester comme ça ! dit Rouletabille quand il put parler… tâchons de vivre, ma Jeanne !… »
 
Jamais il ne lui avait encore donné le nom que portent les Ivana dans son pays de France… Et il venait de le lui donner de tout son cœur : « Ma Jeanne ! » Il lui sembla qu’il ne l’avait pas encore aimée jusqu’ici…
 
À ce moment, le feu de l’ennemi s’étant légèrement ralenti, ils en profitèrent pour se glisser jusqu’à l’échauguette, où ils arrivèrent sains et saufs.
 
« Je désespérais de vous revoir, leur dit Vladimir ; mais il n’y a pas moyen de mettre le nez à la « portière ! » Chaque fois que j’ai essayé de voir ce que vous étiez devenus, il m’arrivait une bordée !… Vous en avez eu une chance !… Rouletabille est tout rouge !… Alors, vrai ?… Ils ne veulent rien savoir ?…
 
– Ils ont l’air d’ignorer même ce que signifie un drapeau blanc ! fit Rouletabille.
 
– Les sauvages !… On doit toujours respecter les parlementaires !… J’ai une idée… Voulez-vous qu’on leur envoie un poulet ?… Un morceau de papier autour d’un caillou… Entrons en correspondance !…
 
– Oh ! dit Rouletabille, il y aurait un truc plus simple…
 
– Lequel ? demanda Ivana qui s’était assise sur la dernière marche de l’escalier de pierre et qui leva sur le reporter ses beaux yeux noirs où n’était pas éteinte encore la flamme qui, tout à l’heure, les avait brûlés…
 
– Eh bien, mais, expliqua l’autre, il n’y a qu’à faire monter ici Gaulow lui-même. Il parlera à ses soldats, et il leur fera peut-être entendre raison !… Ce serait peut-être un moyen de réaliser votre combinaison, Ivana…
 
– Oh ! je n’y tiens plus beaucoup à ma combinaison, exprima-t-elle avec une certaine hésitation… Vous m’en avez démontré le danger… et peut-être l’inanité… Au fond, nous sommes mieux ici, derrière ces murs que partout ailleurs… Il ne s’agit que d’avoir de la patience en attendant qu’on vienne nous délivrer… Il sera toujours temps de traiter !… Gardons notre otage pour la fin, comme vous le désirez !… »
 
Elle parlait par à-coups comme si les arguments lui venaient difficilement…
 
« Sans compter, dit Vladimir, que Gaulow ne serait pas plus que nous à l’abri des balles…
 
– Comment cela ?…
 
– Eh !… Les soldats l’auraient tué avant de l’avoir reconnu.
 
– Oui, dit Ivana avec effort… oui, vous avez raison, monsieur… Il y avait encore cela ; on pourrait nous le tuer et je ne m’en consolerais jamais !… »
 
Rouletabille avait encore « tiqué ». Cette dernière phrase avait été dite avec une obscure intention qu’il essaya en vain de pénétrer…
 
Le fait est qu’elle trouvait maintenant des prétextes pour l’épargner !
 
« Laissez-moi passer, Ivana, voulez-vous ?
 
– Où allez-vous ?… Ne sommes-nous pas bien ici ? Pourquoi redescendre dans cette prison ?…
 
– Je vais revenir… je descends chercher ma jumelle…
 
– Il est bientôt midi ?…
 
– Oui, bientôt !… et vous savez que nous avons rendez-vous avec Athanase à midi.
 
– Je vais chercher la jumelle ! dit Vladimir… et il se précipita dans l’escalier.
 
– Voilà le soleil ! s’écria-t-elle en se levant brusquement. Je vous dis que l’on va très bien voir !… Oh ! je suis sûre qu’Athanase a réussi !… C’est un vrai patriote !… Un homme qui sait ce qu’il veut !… » et, dans un rire étrange, elle ajouta :
 
« Je vous assure que nous pouvons nous tranquilliser sur son sort. Il a traversé le torrent, il a traversé le pays de Gaulow, il traversera la frontière et il reviendra nous délivrer… Avec un homme comme celui-là, reprit-elle avec plus de force encore, nous n’avons rien à craindre : nous sommes sauvés !… »
 
Ils étaient seuls ou à peu près. Là-haut, dans l’échauguette, Tondor ne comptait pas pour eux ou tout au moins n’entendait point ce qu’ils disaient.
 
Rouletabille attira Ivana sur son cœur et la serra fort, fort, moins comme un amoureux cependant que comme un protecteur, et elle se laissa faire comme une petite fille… et il espéra sa confidence, et pour l’avoir, il lui dit doucement entre deux baisers sur l’oreille :
 
« Jeanne !… Ma Jeanne est très malheureuse !… Ma Jeanne va me dire pourquoi !… Pourquoi ?… Pourquoi ?… puisque rien ne nous sépare ? Est-ce que nous ne serons pas sauvés ensemble si nous devons l’être ?… Est-ce que nous ne mourrons pas ensemble si nous devons mourir ?… Pourquoi, ma petite Jeanne, pourquoi êtes-vous si malheureuse ?… »
 
Elle roula sa tête sur son épaule et laissa éclater le gros sanglot qui, depuis la veille, lui gonflait sa jeune et amoureuse poitrine :
 
« Parce que, dit-elle en s’accrochant à lui et en cachant son visage inondé de larmes, parce que je voudrais tuer Gaulow ! »