Les Aventures de Rouletabille

| 9. Kara Selin

 
Depuis que Priski les promenait entre ces invraisemblables murs, Rouletabille pensait : « Où est Ivana ? »… mais il n’osait questionner Priski sur l’emplacement du harem. En traversant la cour du donjon, il n’avait pas revu Athanase, qui, déjà, devait fouiner partout. C’est qu’ils n’avaient, ni l’un ni l’autre, point de temps à perdre et il fallait qu’Ivana fût sauvée dans la nuit, car, pour lui, il ne faisait point de doute que c’étaient les noces d’Ivana que l’on était en train de célébrer.
 
Ainsi réfléchissait Rouletabille quand Priski, ce curieux cavas du pacha noir, lui annonça le kaïmakan.
 
Alors il leva les yeux et faillit reculer.
 
Dans le personnage qui les attendait sur le seuil d’une galerie éclairée aux lanternes, il venait de reconnaître Stefo le Dalmate.
 
C’était bien le même grand gars, maigre avec son long nez, ses yeux gris perçants et une barbe qu’on aurait pu dire copiée sur celle de la Communion de saint Jérôme, à part que celle de Stefo était d’un noir de jais… Rouletabille revoyait le misérable dans la nuit de l’hôtel Vilitchkof, son grand sabre sanglant à la main, poursuivant Ivana avec des cris de mort !…
 
Et comme le reporter restait là, un peu saisi, et qu’il n’obéissait pas assez vite au geste qui lui disait d’avancer, Stefo le Dalmate eut un éclair dans ses yeux gris, un tremblement de colère dans son haut corps orgueilleux.
 
Cependant il se ressaisit vite et c’est en essayant de sourire qu’il dit :
 
« Bouyourounouz ![1]
 
– Il nous prie de le suivre », fit Vladimir en poussant Rouletabille et en entraînant La Candeur.
 
Rouletabille repérait tous les points saillants de leur errance nocturne dans ce formidable palais et casait dans sa tête le souvenir géométrique des passages et des cours.
 
Ils glissaient maintenant dans une sorte de cloître, sous les arceaux duquel était étendue une soldatesque un peu plus reluisante que celle qu’ils avaient vue dans la baille.
 
Décidément il y avait une forte garnison à la Karakoulé, et tous ces gaillards-là étaient armés jusqu’aux dents.
 
La majorité était kurde, avait été ramassée en Anatolie ; Allah seul savait à la suite de quels méfaits. Les autres représentaient pour le moins cinq ou six races différentes. Il y avait là des Luzes trapus, habillés de bure blanche ; des Tcherkesses, à bonnet de fourrure ; des noirs, Arabes, jusqu’à des Turcs de la plaine, en longs habits.
 
Moins effrayants à voir que les Pomaks de la grande baille, ils dormaient ou fumaient leurs pipes ou étaient assis autour des marmites de riz.
 
La Candeur ne quittait point des yeux son grand « caïman » qui, en les précédant, ne cessait de jouer avec le manche de son poignard. Bien que le majordome ne lui eût point raconté des choses extrêmement gaies, il préférait encore Priski qui, lui, au moins, n’avait pas de poignard.
 
Ainsi arrivèrent-ils dans le selamlik, c’est-à-dire l’appartement dans lequel Kara Selim recevait les hommes, le selamlik étant, en Orient, opposé au harem, qui