| 4. " Trop tard "
Elle lui ordonnait de partir, et cette fois il comprit, à son geste, qu’elle ne lui pardonnerait point de s’attarder auprès d’elle. Du reste, il lui fallait aller chercher du secours au-dehors ; et le palais royal était tout près de là. Il étendit Ivana sur un sofa, examina sa blessure, vit qu’elle n’était que superficielle, bien qu’elle eût répandu un sang abondant, conçut de cette constatation un immense espoir et descendit en courant. Près de la grille du parc, il dut enjamber le cadavre de la première sentinelle contre lequel il avait trébuché en sautant par la fenêtre, au commencement de cet épouvantable drame. Derrière la grille, il y avait encore le cadavre d’un autre soldat. Il fut dans la rue déserte, absolument. Il tourna à gauche, prit son élan et ne s’arrêta que devant la grille du parc royal. Là, il parlementa avec la sentinelle, par gestes, mais il ne parvenait point à se faire entendre. Un sous-officier survint. L’agitation de Rouletabille, qui réclamait un officier, était si grande, si excessive, si impressionnante, que le sous-off’ alla réveiller l’officier de garde qui survint, les yeux bouffis de sommeil. L’officier parlait français : Rouletabille lui dit tout de go qu’il y allait d’un intérêt immense qu’il vît le général Stanislawof sur-le-champ. L’officier se mit à rire et déclara que le général dormait. « Allez le réveiller ! » L’autre le prit pour un fou. « Je ne suis pas fou ! Le général-major Vilitchkov a été assassiné cette nuit, chez lui ! » L’officier, à cette grave nouvelle, perdit toute son hilarité et prit sa course vers le palais. Comme, de son côté, Rouletabille avait tenté un mouvement pour courir à la Moskowska et retourner à la maison de Vilitchkov, la sentinelle l’avait mis en joue. Celle-ci avait reçu l’ordre de l’officier de ne point le perdre de vue. Il attendit impatiemment, songeant à Ivana, qui était restée toute seule là-bas. Enfin, quelques minutes plus tard, il voyait sortir du palais tout un groupe d’officiers. Ils marchaient vite, entourant un personnage que Rouletabille reconnut immédiatement pour être le général Stanislawof. Le reporter avait déjà eu l’occasion d’approcher cet illustre soldat qui, pour l’honneur de son pays, devait, quelques mois plus tard, refuser de s’associer à l’attentat de Ferdinand contre la Serbie, et qui, plus tard encore, lors de la grande guerre européenne, rompit avec la Bulgarie traîtresse et mit son épée au service du Tsar de toutes les Russies. Rouletabille courut à lui. « C’est vrai que mon vieux frère d’armes a été assassiné ! » lui cria le général. Le reporter se pencha à son oreille : « Et les documents volés ! » La nouvelle que le reporter apportait était formidable. Stanislawof eut une sourde exclamation et pâlit. Fallait-il s’étonner que des documents si précieux eussent été transportés chez le général-major ? N’eussent-ils point dû rester dans les bureaux de la guerre ? Nullement ! à cause de leur mystère même. En dehors de quatre ou cinq officiers généraux au plus, personne ne connaissait, ne devait connaître le plan de campagne qui préparait le coup de foudre de Kirk-Kilissé. Rédigés dans le plus grand secret, les documents relatifs à ce plan devaient être cachetés tous les soirs, emportés par le général-major à son domicile et dissimulés chez lui dans un endroit où il était sûr qu’on ne saurait point les découvrir… Le général ordonna à ses officiers de le suivre à une certaine distance. « Parlez ! parlez vite, vous êtes sûr que les plans sont volés ?… Comment savez-vous cela ?… et quels plans ?… qui vous a dit que le général avait, chez lui, des plans ? Comment le savez-vous ?… » Et Stanislawof, les sourcils froncés fixait le reporter avec colère, de ses yeux perçants, aigus, froids et bleus, des yeux qui étaient connus cependant pour leur clair « regard d’enfant » mais qui, pour le moment, ne promettaient rien de bon au reporter. Rouletabille, sans se laisser le moins du monde impressionner, raconta rapidement et nettement tous les événements de cette nuit abominable. « Vous n’avez pas saisi une seule des paroles adressées par le général à Ivana ? – Je ne les ai pas comprises, répondit le reporter. Quant à moi, je n’ai recueilli qu’une parole du général, la dernière qu’il ait prononcée avant de mourir… Le général, à ce moment, pouvait être déjà dans le coma… – Qu’a-t-il dit ? – Oh ! une chose bien singulière… – Dites… – Une chose qui certainement eût fait sourire dans un moins terrible moment… – Et qui a peut-être une grande importance… Allez donc !… – Le général Vilitchkov, avant de mourir, m’a dit que Sophie avait la cataracte ! – Hein ? » Rouletabille ne put que répéter la phrase et il la répéta sans sourire. « Évidemment, il divaguait… fit Stanislawof… Tout ceci est plus terrible encore que vous ne l’imaginez… – Il vous reste encore un espoir, émit le reporter, en hochant la tête. – Et lequel, grand Dieu ? – Ces bandits se sont emparés des documents sans soupçonner, peut-être, qu’ils les emportaient ! – Vous croyez ? – Je crois que Gaulow et sa bande ignoraient que les documents fussent dans la maison du général, ou tout au moins dans le coffret. Ils sont revenus à Sofia pour achever, sur la personne d’Ivana, l’abominable vengeance qu’ils avaient commencée jadis sur celles de son père et de sa mère. Ivana parvenant à leur échapper, ils se sont rués, avec rage, sur le général, son oncle. Enfin, en vrais brigands, ils ont profité de l’expédition pour voler ce qui leur tombait sous la main. Le coffret en question était plein de bijoux, de joyaux, de souvenirs précieux. Ils ont emporté cette fortune. De même ont-ils emporté d’autres objets. Quant au tiroir secret, ils doivent en ignorer la présence, ils l’ignoreront peut-être toujours ! – Et pourquoi auraient-ils emporté ce coffret plutôt que d’autres ? Ils savaient donc qu’il renfermait des objets précieux ? – Je crois me souvenir, général, qu’Ivana Ivanovna, après m’avoir montré les reliques et les bijoux de sa mère, avait négligé ou oublié de refermer à clef le coffret. Nous avions quitté la pièce précipitamment. Le berger Vélio était venu nous rechercher d’une façon si impérative de la part du général ! » Ils ne se parlèrent plus jusqu’à l’hôtel Vilitchkov. La ville était encore endormie, derrière ses volets clos. Depuis quelque temps, le ciel s’était assombri, et une pluie très fine, mais assez dense, tombait. Comme les officiers poussaient déjà la grille et ne pouvaient retenir de sourdes exclamations à la vue des cadavres des deux sentinelles étendues à l’entrée du petit parc, le général leur montra le reporter qui s’était jeté, à quatre pattes, devant lui, et examinait attentivement les pavés de la rue. Rouletabille glissait d’un pavé à un autre, avec de véritables gémissements d’angoisse ou encore avec de vrais grognements de chien reniflant une piste ; et tout à coup il se releva, la figure grimaçante d’inquiétude et d’effroi, les yeux hors de la tête. « Général ! ils sont revenus ! Les bandits étaient arrivés en auto !… Partis et revenus et repartis !… Il n’y a pas une demi-heure qu’il pleut, ils sont revenus pendant qu’il pleuvait !… Ah ! Ivana ! Ivana ! Ivana !… » Il avait bondi dans le parc ; il courait comme un insensé… « Cette fois, ils me l’ont tuée !… » Le général pénétra derrière lui, dans l’hôtel. Stanislawof reconnut le cadavre de l’officier d’ordonnance du général Vilitchkov et dut, plus loin, repousser du pied le corps du berger. Dix, vingt cadavres auraient pu se trouver, là, certes : il les eût considérés avec la même indifférence. Il ne pensait qu’au coffret, et, pour le ravoir, il eût donné bien des choses et ruiné la caisse publique. Il souleva le corps mutilé du général Vilitchkov, s’assura que son vieux compagnon était bien mort, et l’embrassa avant de s’en aller : « Si Ivana n’est pas morte, dit-il au cadavre, elle sera ma fille ! » Pendant ce temps, devant lui, courant de pièce en pièce, Rouletabille continuait d’appeler Ivana… Le reporter arriva à la chambre où il l’avait laissée, persuadé qu’il allait découvrir une horreur nouvelle, le corps supplicié de sa bien-aimée. Ivre, titubant, osant à peine regarder devant soi, il poussa la porte. La chambre était vide ! Ivana n’était plus sur le sofa… En revanche, il n’eut point de peine à démêler, d’un coup d’œil, dans le désordre des objets qui l’entouraient, la trace d’une courte lutte, de la brève résistance que la jeune fille avait tenté d’opposer à ses ravisseurs. Ivana avait été enlevée ! À quel supplice Gaulow la réservait-il donc ? Rouletabille touchait le fond du désespoir quand une main se posa sur son épaule. Il leva sur celui qui l’appelait ainsi un visage inondé de larmes. Le général était devant lui. Alors, il eut honte de sa pusillanimité, essuya ses pleurs et dit simplement, pour s’excuser : « Général ! pardonnez-moi ! Je l’aimais ! – Eh bien ? fit l’autre, impassible et poursuivant sa sombre pensée, eh bien ? elle est morte ? – Non ! ils l’ont enlevée !… Mais je la retrouverai !… et malheur à ceux qui auront porté la main sur Ivana ! Moi aussi je prouverai que je sais me venger. » Or, le général dit : « C’est le coffret qu’il faudrait retrouver ! – Et le coffret aussi, général ! je le retrouverai ! Je vous jure que rien n’est perdu ni pour vous ni pour moi ! D’abord, ordonnez au maître de police… – Le voilà ! fit le général en se retournant vers un fonctionnaire qui venait d’entrer et qui écartait les officiers. – Général, dit le maître de police, je viens d’apprendre l’abominable attentat… » Mais Stanislawof l’interrompit… « Vous allez faire ce que vous dira ce jeune homme. – Et quoi donc, monsieur ? – Excellence, dit Rouletabille, il faut téléphoner ou télégraphier à tous les postes-frontière de ne laisser passer aucune automobile, aucune… et de les visiter toutes… de se rendre compte exactement de l’identité de toutes les personnes qui s’y trouvent, surtout si ces personnes sont des militaires ou se présentent sous l’apparence d’officiers, d’arrêter les suspectes, de voir si l’une d’elles, une jeune fille, n’est point retenue de force, de visiter les bagages, et de rechercher dans tous les véhicules qui se présenteront s’il n’est point une petite malle à couvercle courbe, en forme de coffret, ornée de figures byzantines et cloutée de cuivre. – Auquel cas, continua le général, il faudrait retenir le coffret qui renferme une fortune en bijoux, en prendre le plus grand soin… – Tout de suite ! tout de suite ! pressa Rouletabille. Courez, Excellence ! Je me charge du reste !… Dans quelques minutes je vous donnerai ou ferai parvenir toutes indications explicatives, tous signalements nécessaires. – Allez ! » ordonna le général. Le maître de police salua et sortit. Rouletabille avait retrouvé toute sa force, toute son énergie, toute sa combativité, sa lucidité. « Quand je dis que je me charge du reste, je dis que je me charge de tout ! car les mesures que nous venons d’ordonner, appuya Rouletabille, ne sont prises que par acquit de conscience… Ma conviction est qu’elles ne serviront de rien et que nos gens ont prévu toutes ces précautions-là ! » Le général s’était mis à se promener de long en large. À considérer sa physionomie, il n’était point difficile de deviner qu’il croyait tout perdu. Il s’arrêta devant le reporter et, après avoir éloigné d’un geste les officiers qui l’entouraient : « Quoi qu’il arrive, je n’ai point besoin de vous dire, exprima-t-il avec une lenteur et une solennité très marquées qu’il ne faut parler de ces documents à personne !… à personne au monde !… – À personne, général !… » Rouletabille salua. Il était déjà parti… Taciturne et la figure de plus en plus défaite, Stanislawof redescendit dans le jardin. Des officiers avaient découvert dans les dépendances et dans une petite salle de service du rez-de-chaussée trois cadavres de bas domestiques et deux valets solidement ficelés, bâillonnés. Ils avaient fait conduire les valets vivants encore à la police qui les accusa immédiatement de complicité et les mit au cachot, ce qui prouve que ces sortes d’affaires sont toujours déplorables pour tout le monde, pour ceux qui en meurent et pour ceux qui en réchappent… Dans sa course de la maison à la grille, Rouletabille avait été arrêté deux minutes par un objet qui avait échappé à la vue des officiers et qu’il mit dans sa poche, se réservant de l’examiner plus tard. Ce léger retard fit que le général, son escorte et Rouletabille se trouvaient presque en même temps à la sortie, sur la rue Moskowska, quand une auto d’une saleté repoussante, lourde de boue, déboucha de la place de la Cathédrale Saint-Alexandre-Newski et vint se ranger à toute allure devant l’hôtel Vilitchkov. De cette auto, un homme aussi peu présentable qu’elle, à la figure hâve, aux traits tirés, à la physionomie anxieuse, bouleversée, bondit et s’arrêta net en voyant le groupe d’officiers qui entourait le général Stanislawof. En même temps, il apercevait les corps des deux sentinelles et laissait échapper une sourde exclamation de désespoir. « J’arrive trop tard !… »
|