Les Aventures de Rouletabille

| 12. A trevers l'enfer

 
Aupremier coup, la corde resta suspendue à un énorme croc à l’extrémité duquel un hideux squelette faisait de la gymnastique.
 
« Attention, prévint le jeune homme… Je m’élance. »
 
Et après avoir passé la lanterne à Athanase, il se laissa aller tout doucement au balancement de la corde qui le fit se heurter contre la paroi de l’oubliette.
 
Alors rapidement, s’aidant des pieds contre la pierre, il se hissa jusqu’au croc sur lequel il s’assit et qu’il partagea avec le squelette… Mais sans doute trouvait-il qu’il y avait trop peu de place, car il bouscula du pied le squelette qui, lui, perdit l’équilibre et continua son chemin interrompu depuis peut-être plusieurs siècles.
 
Ce débris d’humanité passa sous le nez de La Candeur pour aller se perdre au fond du prodigieux trou dans le moment que le reporter ne s’y attendait pas ; aussi le salua-t-il d’un cri effrayant. La Candeur avait pensé que c’était Rouletabille qui tombait.
 
Heureusement la voix sévère de son ami qui l’accablait d’injures le rassura tout de suite, sans quoi il eût été capable de vouloir suivre Rouletabille jusqu’au fond du puits, après y avoir précipité Athanase et M. Priski, à seule fin de ne point voyager seul – ce que sa pusillanimité redoutait par-dessus tout. Athanase s’était hissé à son tour sur le croc de Rouletabille, tandis que le reporter s’installait plus haut en compagnie d’un esclave noir fort desséché et fort crépu, qui était solidement maintenu par le crampon de fer entre les os du bassin.
 
« Tu sais, la maçonnerie est solide ! jeta Rouletabille à La Candeur. Tu peux y aller !… Les anciens avaient un mortier épatant, il n’y a pas à dire. On croirait que tout ça est construit d’hier, s’il n’y avait pas les vieux morts !…
 
– Rouletabille, ne blague pas, ça n’est pas le moment, exprima La Candeur, tu n’en as pas envie et ça nous porterait malheur ! »
 
Athanase usait, pendant ce temps, de la corde de Rouletabille. Puis vint le tour de La Candeur qui protesta entre ses dents, comme il fallait s’y attendre, que « tout cela n’était pas du reportage » et qui, ayant attaché à son cou le bon monsieur Priski, finit par se suspendre à la corde d’Athanase.
 
En somme, l’ascension s’accomplissait régulièrement et rien ne semblait devoir venir en troubler l’harmonie.
 
Comme ces morts, de près, paraissaient fort anciens, nos compagnons commençaient à se faire à l’horreur ambiante et ce fut même le plus épouvanté de tous, l’excellent M. Priski, qui prouva à cette occasion, avec quelle facilité la nature humaine peut s’adapter à toutes les circonstances, même aux plus exceptionnelles de notre aventureuse existence.
 
Maintenant il osait regarder les choses et les gens en face, si bien qu’on l’entendit s’exclamer à un moment où le plus grand silence régnait dans l’oubliette et où chacun se reposait des efforts déjà fournis :
 
« Ah ! mais, voyez donc… Le mort d’en face… mais c’est lui… je le reconnais… C’est ce pauvre Lord Radlan !… Mon Dieu, comme il est changé… Il a bien dû se faire déchirer par trois crocs… Et sa barbe !… Sa barbe a encore poussé !… »
 
En effet, le mort d’en face avait une barbe d’une longueur extraordinaire et qui coulait de lui (car il avait la tête en bas) comme une pluie d’or…
 
« Un bien brave homme, messieurs… et qui aimait la vie… et qui avait le pourboire facile… Seulement, il était un peu entêté !… Eh ! mais… tenez… je ne me trompe pas… le Turc là, au-dessus de lui… le kachef avec ses vêtements retournés, c’est Kibrigli lui-même, le contrôleur des sorbets… ma parole ! Ce sacré Kibrigli… en voilà un qui était rigolo… on ne savait pas ce qu’il était devenu… un beau jour il disparut, on disait qu’il s’était sauvé avec une odalisque ramenée de Smyrne. Pauvre Kibrigli ! il ne rigolera plus !… C’est égal ! Comme on se retrouve !…
 
– Chut !… écoutez donc !… écoutez donc !… » fit tout à coup la voix de Rouletabille.
 
Aussitôt, il n’y eut plus dans ce puits du diable que le bruit de quelques respirations haletantes.
 
« Il me semblait avoir entendu une plainte… »
 
À ce moment, Rouletabille était à cheval sur un crampon qui retenait de son double hameçon le corps déchiqueté d’un de ces chevaliers blancs qu’il avait tant admirés lorsqu’il en avait aperçu la troupe ardente à son arrivée dans le pays de Gaulow…
 
« Eh ! mais, il remue encore !… Il est vivant !… souffla le reporter… Oh ! c’est horrible ce croc qui lui est entré dans la poitrine… Malheur !… Il tressaille… Tenez !… entendez-vous ? il se plaint…
 
– Quand je vous disais que j’avais entendu des plaintes, fit La Candeur.
 
– Haussez la lanterne, Athanase… Vous êtes plus bas que moi… éclairez-lui le visage… Oh ! c’est presque un enfant… regardez, ses lèvres remuent… Il souffre peut-être encore…
 
– On pourrait peut-être le délivrer de son croc… dit La Candeur.
 
– Oui, c’est épouvantable… regardez… il ouvre les yeux… Oh ! c’est abominable ! Attendez ! je vais essayer !… »
 
Rouletabille s’efforça, en effet, d’une main de le soulever… et puis de le pousser… et la victime de cet atroce martyre eut un soupir qui fit dresser d’horreur les cheveux sur la tête de La Candeur… lequel supplia alors qu’il laissât ce pauvre chevalier tranquille mais Rouletabille s’acharnait à son horrible besogne de pitié, et, tout à coup, le corps repoussé au-dessus de l’abîme, bascula, fit un plongeon… et puis à nouveau s’arrêta net à un autre hameçon qui l’avait repris ! Il y eut un cri atroce et ce fut tout… cette fois, le pauvre petit chevalier blanc devait être bien mort, mais maintenant il était à la hauteur de M. Priski et comme la lueur de la lanterne d’Athanase descendait jusque-là, le majordome ne put retenir une exclamation nouvelle.
 
« Ah ! mais, celui-là, je le connais aussi. C’est Rifaut. Il n’y a pas longtemps qu’il doit être là… Il me dictait encore une lettre pour sa vieille mère, ma foi, pas plus tard qu’avant-hier… C’est sûrement une vengeance de Stefo le Dalmate qui ne pouvait pas le sentir. Si Kara pacha savait qu’on a touché à un de ses chevaliers blancs, il serait furieux, mais il ne le saura pas. Qui est-ce qui irait le lui dire ?… Stefo le Dalmate est encore plus redouté que Kara pacha !… »
 
La voix de Rouletabille, tout là-haut, annonça qu’il était enfin arrivé à l’escalier.
 
« Mais il est très dangereux, cet escalier-là !… J’aime mieux les crocs, moi, même quand ils sont déjà habités !… »
 
En effet, Rouletabille se trouvait devant des marches qui n’avaient pas plus de cinquante centimètres de large, creusées dans l’épaisseur de la maçonnerie et qui tournaient dans l’oubliette jusqu’à son orifice, laquelle se trouvait à une dizaine de mètres au-dessus. Cet orifice était hermétiquement clos par une plaque de fer.
 
Or, ce minuscule escalier n’avait pas de rampe, ni extérieurement ni contre la muraille… On ne pouvait se retenir à rien…
 
Certes, il ne fallait pas faire un faux pas et il ne fallait pas avoir le vertige, sans quoi on risquait immédiatement d’être précipité dans le vide et de partager l’horrible sort de ce malheureux dont Rouletabille avait voulu abréger le martyre. Chose curieuse, on pouvait facilement atteindre cet escalier en s’appuyant sur le dernier crampon de fer. Rouletabille s’en étonna :
 
« Ma parole, avec un peu de chance, on pouvait encore sortir de cette oubliette-là !…
 
– Oui, expliqua Priski, c’est une particularité bien connue de tout le monde au château et on en a fait souvent des gorges chaudes… Quand on vous jette, il faut avoir la chance d’être accroché par un crampon pour tenter la chance de se décrocher et de remonter à la surface ! Cette chance-là ne s’est produite qu’une fois pour une belle esclave de Circassie, qui avait eu le tort de renverser du café chaud sur les pieds de la kadine. On la précipita et on n’y pensa plus. Huit jours plus tard, elle fut rencontrée par les eunuques dans le quartier des esclaves, se traînant sur les dalles du couloir, le visage en sang et les seins arrachés. Elle avait pu remonter !
 
– Vous voyez donc bien que votre oubliette rend quelquefois ce qu’on lui donne ! dit Rouletabille.
 
– Cette fois-là seulement, vous dis-je, et pas pour longtemps. La kadine fit rejeter la Circassienne dedans ! et cette fois, elle n’est plus revenue.
 
– Attention ! commanda Rouletabille, j’entends du bruit ! On marche au-dessus de nos têtes… Soufflez la lumière, Athanase. »
 
Aussitôt la lumière de la lanterne fut soufflée et une nuit profonde régna dans l’oubliette.
 
On entendit très distinctement un bruit de pas sur la plaque de fer. En revanche, il y avait un silence absolu sous cette plaque : M. Priski avait fini de raconter ses histoires.
 
Soudain il y eut une sorte de remue-ménage là-haut. Puis des voix, puis le silence… Puis le bruit de la plaque que l’on soulevait.
 
« Malheur !… souffla Rouletabille… on nous a découverts ! à moins que ce ne soit une exécution !… »
 
C’était une exécution !…
 
La plaque fut soulevée, enlevée, glissée hors du cercle de l’oubliette. Puis, tout à coup, après quelques ordres brefs, en turc, un corps plongea…
 
« Gare à la marchandise !… » souffla Rouletabille.
 
Ils sentirent tous le vent de ce corps précipité en même temps qu’un cri terrible emplissait le prodigieux cylindre de l’oubliette…
 
Et là-haut la plaque était replacée, retombait avec sonorité sur sa rainure de marbre. Et les pas s’éloignèrent.
 
Mais en bas, en bas… il y avait un drame, un drame effroyable qui se jouait dans les ténèbres… D’abord on ne comprit pas… On entendait comme une espèce de râle… une voix sourde mourante d’épouvante… qui réclamait du secours… et puis un cri de La Candeur :
 
« Où est Priski ?…
 
– Allumez donc la lanterne ! cria Rouletabille à Athanase.
 
– Je n’ai pas d’allumettes…
 
– Tonnerre !… Moi j’en ai, mais je ne peux pas faire un mouvement… je ne peux pas me retourner… Comment monter, maintenant ? Comment descendre ? C’est épouvantable !… Mais qu’est-ce qu’il y a en bas ? Qu’est-ce qu’il y a ?… Qu’est-ce qu’il y a ?…
 
– Veux-tu me lâcher ! Veux-tu me lâcher ! hurlait La Candeur… C’est Priski qui va me faire tomber !… Là… tu n’es pas mieux comme ça ! Tiens-toi donc tranquille ! »
 
Et, en même temps, on entendait le râle extraordinaire de Priski et aussi un effroyable gémissement : Duchtoum ! Duchtoum !
 
« C’est l’homme qui tombe ! fit Athanase. L’homme dit qu’il tombe !
 
– Eh bien, qu’il tombe ! Mais qu’est-ce que tu as, toi, La Candeur ? demandait Rouletabille, très effrayé par son ami…
 
– C’est Priski… Priski qui a glissé !… et il a failli me faire tomber avec lui, l’animal… Je ne sais pas ce qu’il y a !… Si encore on y voyait clair ! Ou si on entendait ce qu’il dit… Qu’est-ce que tu veux ? »
 
Enfin, le râle singulier de Priski cessa et on entendit qu’il essayait de prononcer des paroles… paroles qu’il n’arrivait pas à formuler à cause de sa terreur.
 
Enfin cela sortit.
 
« Passez-moi… passez-moi… un couteau… un couteau !… »
 
Et il répéta furieusement « un couteau !… un couteau !… » pendant que l’autre voix d’épouvante grondait effroyablement, sourdement, désespérément : Duchtoum ! Duchtoum !… (je tombe ! je tombe !)
 
« Passe donc ton couteau à Priski, gronda Rouletabille, et que ça finisse !…
 
– Tu es bon, toi ! Si tu crois que c’est commode… Il a failli me faire tomber, ton Priski de malheur, et maintenant le voilà penché sur le croc. Je ne sais pas ce qu’il y a !… Tiens ! le voilà, mon couteau !… Où est ta main, Priski ?… Où est ta main ?… Me répondras-tu ?… Mais où est ta main, bon sang de bon sang !… Ah ! moi, je ne peux pas me pencher davantage !…
 
– Un couteau ! un couteau !
 
Duchtoum ! Duchtoum !
 
– Eh bien, tu le tiens, mon couteau !… Ça y est, oui ! T’es accroché quelque part ? Où que c’est que t’es accroché ?… C’est-il bientôt fini c’te comédie-là ?… Si je n’avais pas eu la corde d’Athanase pour me retenir, je serais propre, moi, maintenant, continuait de monologuer La Candeur.
 
– Ahahah ! ahahah ! Ah !
 
– Quelle est cette nouvelle horreur de cri ?… »
 
L’oubliette n’est plus qu’une atroce clameur « ahahahahah ! »
 
« Mais qu’est-ce que tu fais, Priski ?… Diras-tu ce que tu fais, bon sang ? »
 
Et comme l’atroce clameur un instant s’était tue, on entendit la voix sifflante de Priski qui disait :
 
« C’est l’homme qui tombe qui ne veut pas me lâcher… Il m’est tombé dessus au passage… m’a presque assommé sur mon croc et contre le mur…
 
– Ahahahah !
 
– Oh ! mais, c’est abominable, des cris pareils !…
 
– C’est lui qui crie…
 
– On l’entend bien ! Qu’est-ce qu’il a ?
 
– Il a qu’il ne veut pas me lâcher la main… Il est pendu à ma main !… Alors, je lui scie la sienne…
 
– Ahahah ! ahah ! ahah !… »
 
…………………………
 
L’ascension de l’oubliette reprit quand l’homme eut cessé de crier, ce qui demanda un certain temps car il ne lâcha la main du majordome que lorsque celui-ci eut suffisamment travaillé avec le couteau de La Candeur.
 
Heureusement, tout a une fin, même la résistance désespérée de celui qui ne veut pas mourir au fond d’une oubliette.
 
Priski retrouva son équilibre sur son croc de fer ; La Candeur rentra en possession de son couteau, l’essuya soigneusement et passa sa boîte d’allumettes à Athanase qui n’avait jamais rien de ce qu’il lui fallait.
 
Athanase alluma sa lanterne et éclaira Rouletabille qui commença de gravir l’escalier.
 
Les autres le regardaient avec une anxiété croissante, mais, lui, ne regardait personne.
 
Il avait grand soin de détourner ses yeux du vide et fixait la pierre autour de lui, au-dessus de lui, mais le vide était là, quand même, le vide le tirait par le bas de son pantalon, il le prenait au col de son vêtement. Le vide voulait lui faire tourner la tête.
 
Du haut en bas de son individu, il agrippait Rouletabille, il l’étreignait à l’étouffer ! Il lui parlait aussi : il lui disait à l’oreille :
 
« Viens !… Viens avec moi, tu sais bien que tu ne peux pas te passer de moi, que tu ne peux pas ne pas penser à moi : que je suis si près… si près… »
 
Rouletabille accéléra sa marche au risque de trébucher. Il sentait son ennemi devenir plus fort, plus tenace, plus irrésistible ! Allait-il le jeterlui aussi sur les crochets de fer ? en faire un de la grappe infernale ? Le sang aux tempes, les artères bourdonnantes, il courut, il s’élança, il jeta ses mains à une échelle qui était dans la pierre, au haut de l’escalier, presque contre la plaque d’orifice !…
 
Il était temps !…
 
Il poussa un long soupir auquel répondit un autre soupir en bas, celui de La Candeur qui, les yeux fixés sur son copain là-haut, en avait oublié son propre équilibre et qui, se maintenant d’une jambe à son croc de fer, suivait, penché, tous les mouvements de Rouletabille, les bras étendus comme pour le recevoir, s’il était arrivé un malheur !…
 
Désormais, Rouletabille était fort. Il dit aux autres, de là-haut :
 
« Je ne vous souhaite pas de passer par où je viens de passer, à moins d’être couvreur ! Et encore !… Vous monterez avec la corde !… »
 
En effet, il attacha la corde à l’échelon et la leur jeta.
 
Puis, se tenant d’une main à cet échelon, il repoussa au-dessus de sa tête la plaque qui fermait l’oubliette… il essaya de la soulever… mais elle était vraiment lourde et Rouletabille était épuisé…
 
Alors, La Candeur laissant là M. Priski, qui se mit à gémir, et brûlant la politesse à Athanase, La Candeur grimpa comme un orang-outang à cette corde que venait de jeter son camarade, posa un pied sur une marche de l’escalier derrière Rouletabille et, avançant un poing formidable au-dessus de sa tête, souleva la plaque comme une galette.
 
« Vas-y maintenant, petit père… As pas peur !… C’est bon pour moi de trembler, mais écoute d’abord si t’entends rien !… et zyeute partout ! »
 
Le reporter était du reste assez prudent pour se passer des conseils de La Candeur. Il ne quitta son poste d’observation que lorsqu’il fut certain de ne risquer aucune surprise.
 
La Candeur lui disait :
 
« Prends ton temps ! petit père… Je ne suis pas fatigué, tu sais ! »
 
Rouletabille se glissa enfin sous la plaque et sortit de l’oubliette. Quelques secondes plus tard, il jetait à voix basse aux autres :
 
« Sortez ! »
 
Et tous sortirent, sains et saufs, de cet affreux boyau de mort où ils venaient de passer des minutes qu’ils n’oublieraient de sitôt.