Les Aventures de Rouletabille

| 22. Ce que Rouletabille, la candeur et Ivana trouvèrent à la place du squelette

 
       Le fait est que Rouletabille, pour pénétrer jusqu’à Ivana, avait été étrangement servi par les curieuses pérégrinations de ce squelette-là. Il avait trouvé devant lui le chemin tout frayé. Bien mieux, comme s’il avait prévu que, derrière lui, Rouletabille pourrait en avoir besoin, cet aimable squelette avait laissé accroché à l’un des barreaux la corde qui avait servi à son évasion du cachot.
 
Sans perdre son temps à démêler les raisons d’un aussi prodigieux mystère, le reporter, qui était décidé à ne plus s’étonner de rien depuis qu’il avait mis le pied dans cet extraordinaire Château Noir, s’était laissé glisser le long de la corde et avait couru sur l’étroite corniche qui au-dessus du torrent, longeait le pied des murs du Sud-Ouest jusqu’à l’enceinte du haremlik.
 
L’étude rapide mais approfondie qu’il avait faite de la Karakoulé lors de ses dernières promenades dans les cours et sur les toits lui permettait de se mouvoir avec sûreté dans ce labyrinthe de pierres et lui avait révélé une ouverture grillagée donnant, d’un côté, à peu de hauteur de la corniche, sur la campagne rocheuse, et, de l’autre, approximativement, sur les jardins d’hiver du harem.
 
C’est ce qui lui avait inspiré l’idée, quand le chemin des toits lui eut été interdit après la fuite et les révélations de M. Priski, de pénétrer dans le harem, en usant de la fenêtre du cachot souterrain, qui prenait jour extérieurement, lui aussi, au-dessus de la corniche.
 
Cette corniche était formée, comme nous l’avons dit, par les rochers surplombant le torrent, les murs de la Karakoulé ayant dû être édifiés légèrement en retrait, à cause de cette voussure creusée dans le roc par les eaux furieuses du torrent, descendu de l’Istrandja-Dagh.
 
Ayant contourné la troisième tour du Sud-Ouest, Rouletabille s’était vu alors presque à la hauteur de l’ouverture grillagée donnant sur le haremlik. Événement de plus en plus curieux, le grillage avait été arraché, puis simplement replacé, et Rouletabille n’avait eu qu’à se hisser à la force des poignets, à pousser la grille, et il se trouva dans une embrasure d’où il lui était facile de voir tout ce qui se passait dans cette partie du harem.
 
Or, il ne s’y passait rien du tout. Il avait devant lui la grande piscine d’hiver, qui servait aux bains des hanums et qui, à cette heure, était déserte.
 
Tout le peuple du harem, femmes et eunuques, kadines, odalisques et esclaves se tenait à ce moment dans les jardins, les cours et sur les terrasses, occupé par le feu d’artifice.
 
S’étant rendu compte de cette heureuse coïncidence, Rouletabille sauta dans une immense pièce luxueusement dallée des pierres les plus rares, où chantaient des jets d’eau retombant en pluie parfumée dans des vasques, suivant une architecture qui n’a pas varié depuis les Mille et une Nuits.
 
De là, il pénétra dans une sorte de vestiaire où étaient accrochés des voiles et des vêtements de femme, des feradje, des yalmacks qui appartenaient sans doute aux invités de la noce et qui avaient été laissés provisoirement pour être repris au moment du départ.
 
Sauter sur ces linges précieux, s’affubler d’un feradje et se couvrir le visage du yalmack ne fut pour notre reporter que l’affaire d’un instant.
 
À cette heure de la nuit commençante, un tel déguisement au milieu d’une fête qui avait attiré de nombreuses femmes inconnues, des esclaves et des eunuques, devait merveilleusement servir Rouletabille.
 
En effet, le jeune homme avait rôdé un peu partout, à l’intérieur et dans les cours, sans avoir été arrêté une seule fois par une question à laquelle il eût été bien en peine de répondre.
 
Il avait pu ainsi s’approcher des appartements de la nouvelle kadine favorite, était entré dans la chambre du trousseau sans être aperçu des deux eunuques qui avaient mission de surveiller le vestibule et qui étaient occupés à une fenêtre par le spectacle du « bouquet » ; de là, poussant une porte, il avait aperçu au fond d’une petite pièce où on avait remisé les splendeurs de l’aski nuptial, le coffret byzantin qui devait être apporté le soir même dans la chambre d’Ivana !
 
Se glisser jusque-là, forcer la serrure, ouvrir le coffre et se jeter dedans en entendant du bruit dans la chambre du trousseau, tel avait été le plan du reporter réalisé presque aussitôt que conçu !…
 
Certes, c’était beaucoup risquer ! C’était tout risquer ! Et la vie d’Ivana et la sienne !…
 
Mais il avait couru déjà de tels dangers et il y avait si miraculeusement échappé ! Enfin, depuis une heure, tout semblait si bien lui réussir et l’aider dans ses pas et démarches, tous les obstacles s’étaient si inopportunément abaissés devant lui qu’il ne désespéra point de réussir.
 
Cependant le bruit qu’il avait entendu et qui lui avait fait croire qu’on venait chercher le coffret n’avait pas eu de suite… et il était resté là-dedans, haletant, en sueur, étouffant un peu, soulevant parfois le couvercle pour respirer… il était resté là-dedans beaucoup plus longtemps qu’il ne l’eût désiré…
 
Enfin, comme il commençait à perdre patience, le moment vint où il entendit, pour tout de bon, cette fois, approcher les serviteurs… où il se sentit soulevé ! avec quelle terrible émotion !… Si l’on trouvait le coffret trop lourd !… Si… mais non… le transfert se faisait normalement.
 
On le déposait à nouveau… Il entendait la voix de Gaulow. Il entendait la voix d’Ivana !
 
Et maintenant que nous savons par quelle route Rouletabille était venu, allons le retrouver avec Ivana sur le chemin où il l’entraîne… sur cette corniche qui conduit les deux fugitifs jusqu’au donjon !
 
À ce moment, tout le château se remplit de clameurs et d’appels ! Le bruit des trompettes retentit. Des coups de feu partent de toutes parts. Un énorme tumulte monte de la baille ; des soldats courent sur les courtines ; des feux s’allument au sommet des tours jetant des lueurs sinistres dans la nuit épaisse, grondante des eaux descendues de la montagne.
 
Il faut qu’Ivana et Rouletabille se hâtent de gagner leur refuge !… Enfin les voilà sous la fenêtre du cachot… La corde est toujours là… Ils se hissent jusqu’à cette embrasure… Rouletabille fait glisser Ivana la première !… Sauvée !… Elle est sauvée !… du moins le pense-t-il… Sauvée si le donjon résiste à l’assaut formidable qui va lui être livré par toutes les forces de la Karakoulé menées au combat par Gaulow, furieux du rapt d’Ivana !…
 
Mais Rouletabille a tant fait !… Que ne ferait-il pas encore, maintenant qu’il a Ivana et qu’il est maître enfin du secret inviolé du coffret byzantin !… Car enfin son programme est bien près d’être accompli ! Il a repris Ivana à Gaulow et il sait maintenant que Gaulow ignore tout des plans de mobilisation ! des plans restés intacts au fond de leur tiroir !
 
Il ne lui reste plus qu’à faire avertir le général Stanislawof ! qu’à faire porter la nouvelle de cela à celui qui l’attend avec ses armées derrière l’Istrandja-Dagh !
 
Mais par qui va-t-il faire savoir ces choses ? Qui donc va être son messager maintenant qu’Athanase a disparu, car, en ce qui le concerne, il est bien décidé à ne point quitter Ivana et, personnellement, les documents bulgares ne l’intéressent pas plus que des documents turcs ! La voilà, la difficulté inattendue à laquelle il va se heurter tout de suite et dont ne se doute pas Ivana qui imagine déjà avec joie que pendant qu’elle va, par sa présence, retenir autour du donjon Gaulow et ses soldats acharnés à sa perte… le porteur de la bonne nouvelle dont nul ne s’occupera… Athanase, déguisé en muletier, franchira la frontière et ramènera avec lui les armées !…
 
Ah ! elle ne pense plus qu’à cela, Ivana !
 
Elle ne pense même pas à remercier Rouletabille qui vient d’accomplir de tels miracles !
 
Ils sont à peine descendus dans le cachot, sains et saufs, à peine sont-ils entrés dans cette paix souterraine, après avoir échappé à l’épouvantable orage qui est déchaîné contre eux à l’extérieur, qu’elle lui dit, qu’elle lui demande, haletante :
 
« Athanase ?… Où est Athanase ?… Il faut qu’il parte !… qu’il parte tout de suite !… Tu m’as dit que tu avais un moyen sûr de le faire partir d’ici !… Il n’y a pas une minute à perdre !… »
 
Rouletabille ne répond pas tout d’abord. Peut-être est-il un peu vexé, ce garçon.
 
Pas un merci, pas un baiser !…
 
Elle ne pense qu’à Athanase ! En cela, Rouletabille est injuste, car il sait bien dans quel esprit Ivana pense à Athanase. Mais, tout de même, c’est presque avec joie qu’il lui dit :
 
« Athanase est mort.
 
– Mort ! répète-t-elle d’une voix rauque. Athanase est mort ? »
 
Il se tait.
 
Elle lui crie :
 
« Tu es sûr de cela ?…
 
– Mon Dieu, non, répondit-il, en cherchant par terre, à tâtons, sa lanterne, et en écoutant curieusement et anxieusement l’émoi et le tressaillement de la jeune femme, au fond des ténèbres… Non, je n’en suis pas sûr… Mais en ce qui nous concerne c’est tout comme !… Il a disparu si absolument depuis vingt-quatre heures que je ne puis expliquer sa disparition que par sa mort ! En tout cas, nous ne pouvons plus compter sur lui !
 
– Alors, c’est moi qui partirai !… souffle Ivana, dont l’agitation paraît extrême.
 
– Tu sais bien que c’est impossible !… Si tu veux que le message n’arrive jamais au général… tu n’as qu’à partir…
 
– Ah ! tu ne sais pas ce que je suis capable de faire !…
 
– Si ! Si ! gronda l’autre, mécontent et cherchant toujours sa lanterne.
 
– Je ne voyagerai que de nuit !…
 
– Pour que le message arrive à temps, il faut voyager de jour et de nuit et sans être gêné… comme l’eût fait Athanase déguisé en muletier !…
 
– S’il en est ainsi, malheureux, puisqu’il n’y avait que lui pour cette besogne, pourquoi l’as-tu laissé mourir ?
 
– Ça, c’est trop fort !… »
 
Il relève la tête et, très irrité :
 
« C’est tout ce que tu trouves à me dire ?
 
Pardon, petit Zo !… fait-elle tout de suite, radoucie, mais comment allons-nous faire ?…
 
– Ah ! on trouvera bien… nous aurons notre katerdjibaschi, notre chef de muletiers, et Vladimir !…
 
– Qu’est-ce que c’est que ça, Vladimir ?
 
– Mon secrétaire…
 
– Tu as amené ici ton secrétaire ?…
 
– Oui, je te le présenterai… Il connaît toutes les langues de l’Istrandja-Dagh et est très débrouillard… Tu vois ! nous ne sommes pas perdus !… On s’arrangera, mais laisse-moi un peu respirer et faire de la lumière !… Je ne sais plus où j’ai mis ma lanterne !… »
 
Il tâtonne… Il se penche… Il glisse les mains le long du mur… Il remue une chaîne… Ah ! qu’est-ce qu’il sent sous la main ?…
 
Il a fait un bond dans l’obscurité !…
 
« Le squelette ! crie-t-il… Le squelette est revenu !…
 
Le squelette ?… Quel squelette ? interroge Ivana, qui s’affole, elle aussi, de l’affolement de l’autre…
 
– J’ai senti son crâne sous ma main… Il y avait là un squelette enchaîné… Tout à l’heure, il était parti !… et voilà qu’il est revenu !…
 
– Zo ! fait Ivana de sa voix grave… Zo ! tu deviens fou !
 
– C’est vrai, répond Zo, qui essaie maintenant de rire… Je ne sais plus où j’en suis… Ah ! voilà ma lanterne !… Nous allons bien voir ce que c’est ! »
 
Et il se redressa avec sa lanterne et il s’apprêtait à en faire jaillir la lumière, quand, dans le même moment, la porte du cachot s’ouvrit et se referma avec une force irrésistible et une ombre se jeta dans leurs jambes assez brutalement, cependant qu’une formidable explosion secouait toute la Karakoulé.
 
Aux exclamations qu’ils avaient poussées, Rouletabille et La Candeur s’étaient reconnus.
 
« N’aie pas peur, Ivana, fit tout de suite le reporter. C’est mon ami La Candeur qui vient de faire sauter quelques murailles pour nous protéger de toute surprise. »
 
Et, dans les ténèbres, il présente son collaborateur.
 
« Il a donc emmené avec lui tout son journal ! » pense la jeune fille.
 
La conversation continuait entre les deux reporters :
 
« Tu sais que le squelette est revenu, disait Rouletabille…
 
– Pas possible ! » répondit l’autre.
 
La lanterne, qui s’était éteinte, ayant été rallumée, les deux jeunes gens se penchèrent sur le squelette.
 
« Saprelotte ! fit Rouletabille, il a engraissé !… »
 
Et ils restèrent stupéfaits devant un grand corps d’homme étendu à la place même où jadis se trouvait le squelette et qui avait, comme lui, l’anneau de fer au pied.
 
L’homme était solidement ligoté et bâillonné d’un linge tout maculé de sang qui lui couvrait entièrement la face.
 
« Voilà, par exemple, la plus curieuse aventure qu’il nous soit encore arrivé, exprima Rouletabille, tout pensif. Qui est-ce que ça peut bien être ? »
 
Et rapprochant sa lanterne de la tête, il souleva le linge.
 
Un seul cri s’échappa de leurs trois bouches :
 
« Gaulow !… »
 
C’était bien Gaulow qui était là, son grand corps tout ganté de noir, et sa grande épée au côté !… Oui, il avait été ficelé avec son épée !… sa grande épée à deux tranchants, son épée de bourreau dont il n’avait pas pu se servir ! et l’on comprenait tout de suite pourquoi l’homme ne s’était pas défendu. Le sang qui lui couvrait le visage et qui le rendait terrible à regarder venait d’une blessure faite sur la tête avec un instrument contondant. Gaulow avait été assommé par surprise, mais il n’était pas mort, car, presque aussitôt, sous l’éblouissement des rayons de la lanterne, il ouvrit les yeux, mais il les referma d’épouvante.
 
Une furie – Ivana – se jetait sur lui, lui enfonçait ses doigts dans la gorge et lui crachait au visage toutes les injures et toute son horrible haine.
 
Comme une bête, elle ensanglantait ses ongles à cette proie ; on eût pu croire à voir sa mâchoire s’avancer si près de Gaulow d’une façon hideuse qu’elle allait s’en repaître.
 
Rouletabille, devant l’abominable spectacle d’Ivana accrochée à cette dépouille à demi morte, recula, s’appuya à la muraille et détourna la tête.
 
Un chien dévorant un cadavre lui eût inspiré moins de répulsion.
 
Il put croire un moment qu’il n’aimerait plus, qu’il n’aimerait jamais plus Ivana. Ceci n’était plus d’une créature humaine.
 
Et il fallut, pour qu’il revînt d’un tel sentiment d’horreur, qu’aux cris rauques et aux syllabes incompréhensibles qu’elle crachait sur le prisonnier, succédassent les phrases terribles d’un réquisitoire haletant, lequel ressuscitait le passé et tous les crimes de cet homme.
 
Elle les lui jetait par paquets !… Du fond des ténèbres, elle lui apportait les corps de ses victimes… les entrailles traînantes des malheureux qu’avait éventrés son sabre de reître, tous les fantômes crevés de blessures que le bandit de l’Istrandja-Dagh avait envoyés aux enfers… Elle faisait crier contre lui les derniers râles et les dernières malédictions… Elle faisait soupirer la petite Irène, morte noyée dans son sac de cuir, au fond du Bosphore !… Elle rappelait au monstre les prières de sa mère à genoux qu’il abattait sans merci…
 
Alors, Rouletabille se souvenant que, quelques minutes auparavant, cette enfant pouvait permettre à cet homme de poser ses lèvres sur les siennes, parce qu’il y allait peut-être du salut de son pays, lui pardonna sa ruée farouche et ses gestes dévorants de louve…
 
Eût-il voulu qu’elle ne fût point remuée quasi jusqu’à la folie par un si prodigieux et inattendu renversement de tout ! Il était là, à sa disposition, vaincu, ce Gaulow qui, quelques minutes auparavant, parlait en maître ! Et c’était elle, maintenant, qui pouvait faire de lui tout ce qu’elle voulait !… Tout ce qu’elle voulait !… Elle ne se demandait point comment ces choses étaient arrivées !… ni quel exécuteur des hautes œuvres de la Providence avait apporté dans ce cachot ce corps abhorré dont elle allait pouvoir faire tout ce qu’elle voulait !… Tout ce qu’elle voulait !…
 
Ce fut simple : comme elle en était arrivée à une crise de larmes où revenait sans cesse le nom de sa mère assassinée, elle se jeta tout à coup sur la poignée de la grande épée, et la tirant à deux mains, parvint à la sortir entièrement du fourreau.
 
« Gaulow, lui dit-elle en se relevant, je vais te couper la tête !… Oh ! si je n’y arrive pas du premier coup, je m’y reprendrai autant de fois qu’il le faudra ! »
 
Gaulow avait maintenant les yeux grands ouverts. Il était facile de voir que, pour la première fois de sa vie peut-être, la peur les habitait.
 
Rien ne pouvait plus le sauver de cette furie vengeresse et un rictus horrible contracta sa face qui avait été si belle.
 
La Candeur était tombé à genoux.
 
Rouletabille ne disait rien, ne faisait pas un geste pour arrêter ou suspendre cette exécution, se rendant parfaitement compte qu’un mot de pitié prononcé en ce moment, que le moindre mouvement de générosité ou de recul à propos d’un tel otage ne lui serait jamais pardonné.
 
Elle lui avait pris la lanterne des mains et il la lui avait cédée avec docilité. Elle l’avait déposée non loin de Gaulow, près de la tête. Le cou de cette tête renversée se présentait bien, sortait nu, s’offrait de lui-même à la lame.
 
Et Ivana soulevait déjà la grande épée quand ces mots semblèrent tomber du ciel :
 
« Attendez, Ivana, je vais vous aider ! »
 
Tous levèrent la tête.
 
« Athanase ! »
 
C’était Athanase lui-même qui se glissait par la petite embrasure, par la petite fenêtre du cachot, en disant :
 
« J’ai failli être tué par l’explosion. Toute la fondation de la deuxième tour Sud-Ouest a cédé et la tour s’est écroulée. J’ai failli être pris sous les débris au moment où j’arrivais sur la corniche. »
 
Et il sauta dans le cachot.
 
« Ah ! fit-il. Pendant que je vous cherchais encore dans le harem, vous étiez ici, Ivana… et vous y avez trouvé Gaulow… Croyez-vous que c’est un beau cadeau que je vous ai fait là ?…
 
– C’est vous qui avez pris Gaulow ? dit Rouletabille. Pendant que nous nous demandions si vous n’étiez point mort, vous ne perdiez pas votre temps, Athanase !
 
– Faisons vite ! reprit Athanase. Il y a un remue-ménage dans la Karakoulé !… Tout le monde cherche Gaulow… Ils sont tous comme fous de sa disparition… Ils finiront bien par s’imaginer que c’est nous qui l’avons emporté… Le donjon est-il en état de défense ?
 
– Oui, dit Rouletabille.
 
– Nous sommes garantis du côté de la corniche par l’écroulement de la deuxième tour, expliqua Athanase ; le torrent, trouvant un obstacle, recouvre maintenant la corniche… Après avoir failli être enseveli, j’ai failli être noyé… Allons, finissons-en ! »
 
Pendant ce colloque, Ivana s’était légèrement reculée dans l’ombre, hors du reflet de la lanterne ; on distinguait à peine sa silhouette appuyée sur la haute épée. Comme Athanase se penchait sur Gaulow, sans doute pour lui placer la tête à sa convenance, Ivana dit, d’une voix étrangement changée :
 
« Athanase… laissez-moi le soin de ma vengeance… En ce moment nous avons un devoir plus sacré à remplir. Nous sommes sûrs que les documents n’ont pas été touchés ; nous les avons vus. Ils sont intacts. On ne soupçonne même point l’existence du tiroir secret ! Athanase, il faut partir !… partir tout de suite !… Dans vingt-quatre heures il faut que vous ayez franchi la frontière du Nord !
 
– C’est bien ! fit Athanase, après avoir réfléchi quelques instants devant Ivana en silence, c’est bien, je vais partir ! Cependant j’aurais voulu lui couper, moi aussi, un peu le cou !… »
 
Et il montrait Gaulow étendu.
 
« Ce sera pour votre retour, mon ami !… Nous vous attendrons !…
 
» Oh ! ce ne serait pas si long si vous vouliez… Donnez-moi votre épée, Ivana, vous allez voir !… »
 
Ivana recula encore.
 
« Je vous dis que nous attendrons votre retour ! Partez !… Nous essayerons de tenir pendant tout ce temps ! Dépêchez-vous !… Nous ne tuerons pas Gaulow tout de suite. Jusqu’à votre retour, il nous servira d’otage ! Comprenez-vous ?… »
 
D’abord il ne répondit pas !… Visiblement il essayait de percer les ténèbres du regard pour « connaître », à cette minute précise, le visage d’Ivana, mais il lui fut impossible de le voir. Personne ne le voyait. Elle avait le visage de la nuit et une voix qui semblait mentir…
 
Rouletabille se disait : « C’est bien simple ! Elle veut le tuer toute seule. Elle expédie Athanase pour tuer l’autre toute seule. »
 
Après quelques hésitations, Athanase répondit d’une façon assez bizarre :
 
« Ah ! vous ne le tuerez pas tout de suite !… Après tout, vous avez peut-être raison, puisque, comme vous dites, il vous servira d’otage ! Je vais donc partir !… »
 
Rouletabille, depuis qu’il s’était trouvé en face de ce Gaulow dans le cachot, avait bien pensé que celui-ci ferait un fameux otage ; mais il avait vu la « furie Ivana » si ardente à cette curée qu’il n’avait pas cru un instant qu’il serait possible de lui enlever le morceau !… et maintenant c’était elle qui parlait de l’otage !…
 
Athanase ne pensait plus désormais qu’à son départ, nouait autour de lui ses loques. (Nous avons dit qu’il était vêtu comme le plus pauvre des katerdjibaschi.)
 
« Il n’y a que le torrent qui puisse vous laisser partir, dit Rouletabille. Rien à faire du côté du donjon qui est surveillé, ni du côté du précipice où je voulais vous descendre, à l’Ouest… »
 
Athanase répondit froidement :
 
« Le torrent ne me fait pas peur… surtout maintenant que les eaux se sont élargies à cause du barrage formé par la chute de la deuxième tour… J’ai vu tout à l’heure par où je pourrai passer et où je pourrai me laisser accoster… La nuit est opaque, il pleut à verse ; je ne doute pas du succès.
 
– Il faut, dit Ivana, que nous soyons sûrs de votre succès… car si vous mouriez en traversant le torrent, un autre partirait… »
 
Rouletabille dit :
 
« Nous ne pouvons être sauvés que par votre prompt succès. Nous essayerons de tenir trois, quatre jours au maximum et encore en parlementant grâce à notre otage (ainsi il espérait faire entrer plus profondément, et, pensait-il, plus sérieusement, l’idée nécessaire de l’otage dans la cervelle bouillante d’Ivana). Avant de pénétrer en Bulgarie, vous pourrez nous donner de vos nouvelles. Du haut du donjon on découvre jusqu’aux confins du pays de Gaulow. Vous vous rappelez cette cime que je vous montrais l’autre soir, cette cime dominant le défilé par lequel je voyais arriver les armées bulgares… eh bien ! si vous avez traversé sans difficulté le pays de Gaulow, montez jusqu’à cette cime, c’est du reste votre chemin, et attachez un mouchoir blanc à quelque bâton avec lequel vous nous ferez signe… J’ai une très bonne jumelle… Nous vous verrons… En marchant toute la nuit, vous serez là-bas vers les midi…
 
– Entendu, répliqua Athanase… Seulement, je vais vous dire, j’ai faim !… je n’ai pas mangé depuis vingt-quatre heures. Si je pouvais emporter un petit morceau de pain !…
 
– Cours à la cantine ! ordonna Rouletabille à La Candeur et dis à Vladimir de te céder deux « déjeuners du cycliste » que tu apporteras. »
 
La Candeur disparut.
 
« Voulez-vous des armes ? demanda Rouletabille.
 
– Non !… je les ai perdues en route… Mais j’ai mon couteau, c’est tout ce qu’il faut à un pauvre muletier…
 
– Et c’est dans cet accoutrement que vous avez pu pénétrer dans le harem ? demanda le reporter.
 
– Eh bien, et vous ?
 
– Oh ! moi, j’étais déguisé en mouquère.
 
– Moi, dit Athanase, je restai dissimulé sur les toits jusqu’au commencement de cette nuit où, de gouttière en gouttière, j’étais parvenu jusqu’au haremlik. J’ai failli me tuer en me laissant tomber d’une hauteur de dix mètres dans les jardins, car la corde qui me restait était trop courte. Heureusement, je ne me suis même pas blessé, mais j’ai tué un eunuque dont je n’ai eu que le temps de glisser le corps dans un soupirail. De là, j’ai pu gagner la piscine, et pour me réserver une retraite dans le cas où je réussirais à sauver Ivana, après avoir tué Gaulow, j’ai fait sauter le grillage d’une petite fenêtre qui donnait sur la corniche, au-dessus du torrent ! N’est-ce point par cette fenêtre que vous êtes entré dans le harem ?
 
– Parfaitement ! dit Rouletabille… C’est donc cela que j’en ai trouvé le chemin tout préparé…
 
– En penchant la tête, continua Athanase j’aperçus alors la corniche et je pensai que par là je pouvais aller jusqu’au donjon. Pour m’en assurer je me laissai glisser sur la corniche et j’arrivai ainsi jusqu’à cette petite fenêtre, qui me parut, d’après la disposition du lieu, être celle qui ouvrait sur le cachot même que nous avait fait visiter M. Priski. Les barreaux en étaient scellés intérieurement dans une pierre à moitié pourrie par la mousse et je n’eus point de peine à la faire sauter… Puis, pour pousser l’expérience jusqu’au bout, je me jetai dans le cachot. La vue du squelette prisonnier me donna l’idée, à cause du désir que j’avais d’offrir Gaulow à ma chère Ivana, de délivrer le squelette dans l’espérance que je pourrais peut-être le remplacer par le cher seigneur que voilà !… »
 
Il se tourna alors vers la jeune femme qui n’avait point quitté le fond de l’ombre :
 
« J’ai réussi au-delà de toute espérance, madame, puisque le squelette est dans le cachot à côté et que vous pourrez trancher la tête de Gaulow quand cela vous fera plaisir !… »
 
Il y eut un tressaillement dans l’ombre, du côté d’Ivana, cependant que le reporter pensait : « Quelle drôle de mystérieuse histoire est encore celle-ci !… »
 
« Mais comment vous êtes-vous rendu maître de Gaulow ? demanda brusquement Rouletabille.
 
Ayant ainsi préparé son cachot où j’étais décidé à le ramener mort ou vivant, je repris le chemin déjà parcouru et rentrai dans le harem après avoir, comme la première fois, replacé avec adresse le moucharabié à la fenêtre de la chambre de la piscine ; les conversations surprises dans les bosquets m’avaient appris où se trouvait la chambre nuptiale ; cependant, pour n’être point surpris par deux eunuques armés jusqu’aux dents, je dus grimper sur une petite terrasse sur laquelle on était obligé de passer pour pénétrer dans le vestibule qui conduisait à la chambre nuptiale. Cette terrasse était toute garnie de balustres et d’ornements parmi lesquels je parvins à me dissimuler. Là, je trouvai tout un assortiment d’outils qui devaient servir aux jardiniers et aux ouvriers, et c’est là que je fis choix de la massue avec laquelle je devais assommer notre cher seigneur, lequel, quelques heures plus tard, sortait de la chambre nuptiale, pénétrait dans les jardins, sans doute pour prendre l’air, et, après avoir fait rentrer dans les appartements les deux gardes, se dirigeait justement vers ma terrasse, regardant de toutes parts si on ne l’apercevait pas et dans un but que je n’ai pas pris le temps de lui demander…
 
» Gaulow, sous mon coup, tomba. Était-il mort ?… Était-il vivant ?… Je ne m’attardai point à le savoir. Je traînai derrière moi cette chose inerte, retraversai la chambre de la piscine toujours déserte à cette heure, descendis mon fardeau sur la corniche et l’apportai sans encombre jusqu’ici ! Voilà tout le mystère. Comme je l’avais jeté un peu rudement sur le sol du haut de cette fenêtre, il poussa un soupir. Le cher seigneur n’était pas mort !… Je l’attachai à l’anneau et le ligotai avec les loques de son manteau, dont je fis hâtivement des liens ; puis je repartis pour vous sauver, Ivana, mais je n’étais pas plus tôt retourné dans le harem que des clameurs immenses m’apprenaient votre délivrance ! »
 
Si Athanase avait pu voir les traits de Rouletabille, il eût été stupéfait du degré d’ahurissement qu’ils trahissaient. En vérité, il y avait de quoi s’étonner, mais Athanase ne semblait nullement se douter de ce que son histoire présentait d’exceptionnel ! Voilà un homme qui prétendait aimer Ivana, et qui, en réalité, ne s’était occupé que de Gaulow ?
 
À ce moment, La Candeur reparut, agitant ses mains vides avec désespoir.
 
« Eh bien, et ces « déjeuners du cycliste » ?, demanda Rouletabille.
 
– Vladimir dit qu’il n’y en a plus !… »
 
Rouletabille se jeta sur La Candeur :
 
« Mais il a menti !
 
– Ah ! moi, je te répète ce qu’il m’a dit !…
 
– Eh bien, et les conserves M.H. ?
 
– Tu ne m’avais pas dit de t’apporter des conserves M.H., répondit avec candeur La Candeur.
 
– Pauvre idiot !… gronda Rouletabille… Retourne au donjon…
 
– Inutile, messieurs, je pars tout de suite, fit Athanase et dans trois jours je suis de retour.
 
– Partez donc ! dit Ivana. La faim vous donnera des ailes… Quant à moi, je n’ai plus faim ni soif de rien en face du repas que vous m’avez offert, mon cher Athanase !… »
 
Ce disant, elle regardait férocement Gaulow qui avait entièrement repris connaissance et qui avait redressé son torse contre la muraille… Elle ajouta :
 
« Merci, Athanase !… »
 
Alors, Athanase s’agenouilla et lui baisa longuement les mains cependant que Rouletabille sentait, comme on dit, son âme s’en aller…
 
« Au revoir, Athanase, dit-elle encore. Et portez la bonne nouvelle au général ! Que Dieu vous accompagne ! Nous vous attendons ! Au revoir ! »
 
L’autre répéta :
 
« Au revoir, Ivana ! À bientôt !… »
 
Et, se hissant jusqu’à l’embrasure sans retourner la tête, il se jeta dans l’affreuse nuit où bouillonnait le torrent de l’Istrandja-Dagh.
 
« Puisse-t-il arriver sain et sauf ! » fit Ivana avec un étrange soupir…