Les Aventures de Rouletabille

| 21. Le tiroir secret

 
      Nous avons laissé Ivana Ivanovna dans les bras de Gaulow au moment où, croyant comprendre que celui-ci s’était joué d’elle et avait vidé le coffret byzantin de son précieux bagage, elle s’était quasi évanouie. Le coup, en effet, était rude !
 
Cependant, sur les bords de l’abîme où elle roulait inconsciente, elle fut réveillée par le baiser de Gaulow. Les lèvres du bandit sur les siennes lui produisirent l’effet d’une brûlure atroce. Elle rouvrit les yeux, se vit entre les mains démentes d’un misérable qui allait abuser de sa faiblesse pour affirmer des droits que la cérémonie du jour lui avait donnés ; elle reconnut ce visage détesté, cette face de crime, ces yeux qui s’étaient repus de l’agonie de son père et de sa mère ; et la haine formidable qu’elle avait vouée, depuis l’enfance, à ce Gaulow qui la tenait entre ses bras, lui redonna subitement les forces nécessaires pour lui échapper.
 
Il s’attendait si peu à cette révolte nouvelle, il fut tellement surpris par cette renaissance brusque d’une proie qu’il croyait inerte et incapable de lui résister encore, qu’il ne put que la laisser glisser, avec stupeur, d’entre ses doigts.
 
Et maintenant, il la regardait en face de lui, debout contre le mur, pâle comme la mort, mais les ongles en avant comme une furie.
 
À tout autre elle eût fait peur, tout autre eût reculé devant cette rage. Quand il fut un peu remis de son étonnement, il éclata de rire… puis il lui dit :
 
« Encore une fois, calme-toi. Et réfléchis que tu m’appartiens. Tu ne saurais m’échapper, tu es ma femme. Je serai ton mari. Je me réjouis, en dessous, de tes mines. Ta douceur intermittente ne me trompait pas. J’étais curieux de savoir où tu voulais en venir. Tu voulais gagner du temps, n’est-ce pas ? Pourquoi ? Parce que tu attendais du secours ? Ne le nie pas ! je le sais !… Sournoisement, tu regardais de tous côtés dans cette chambre pour savoir d’où ce secours te viendrait et tu t’étonnais, tu t’impatientais de ne pas le voir apparaître. Tu es allée à cette fenêtre, tu as tâté, sans en avoir l’air, en t’appuyant dessus avec négligence, ce rideau. Ivana, regarde ! Il n’y a personne derrière ce rideau ! »
 
Et Gaulow, d’un large geste, fit glisser le lourd rideau sur sa tringle. Les grillages de bois et les barreaux de fer apparurent.
 
« Si le secours avait dû venir, continua-t-il, il serait venu par ce balcon. Il n’y a que par là et par la voie des airs qu’il pourrait venir. Qui attendais-tu ? Allons ! allons ! Ivana, réponds-moi ! qui attendais-tu ?
 
– Personne, répliqua farouchement la furie, debout contre le mur… non, je n’attendais personne !…
 
– Si ! si ! repartit l’autre… quelqu’un ! tu attendais quelqu’un… un voyageur de passage peut-être… un homme ou un jeune homme venu de bien loin, derrière toi, dans l’espérance de t’arracher aux griffes de l’affreux Gaulow ! Un journaliste, peut-être », ricana-t-il.
 
Il jouait, comme un tigre avec une souris et il s’amusait formidablement de l’effet produit par ses paroles.
 
En vain la furie détournait-elle la tête pour qu’il ne vît point l’angoisse nouvelle qui s’emparait d’elle en apprenant que l’ennemi était si bien renseigné, il la sentait toute frémissante de la moindre de ses phrases peu à peu révélatrices du triste sort de Rouletabille.
 
Il reprit :
 
« Un journaliste ! un petit journaliste ! Savez-vous bien, Ivana Ivanovna, que ces journalistes se croient tout permis !… Avoir rêvé de s’emparer de la femme, de la femme légitime de Kara Selim et n’avoir pas hésité pour cela à pénétrer dans le Château Noir du Pacha noir !… Brave petit journaliste, va !… Et savez-vous encore, Ivana, ma petite louve chérie, qu’il s’en est fallu de bien peu, ma parole, qu’un si beau plan ne réussît !… »
 
Sur quoi, il pénétra tout à fait dans le coin de la porte-fenêtre du balcon et ouvrit celle-ci en priant Ivana de le suivre.
 
« Venez ! Venez, chère petite… je voudrais vous montrer quelque chose… quelque chose de très intéressant… un joli ouvrage… »
 
Elle ne bougea pas, mais elle ne put s’empêcher de regarder… Que voulait-il dire ?… Quelle infamie nouvelle avait-il inventée ? Quelque piège certainement pour le pauvre enfant qui s’était dévoué pour elle et qui voulait la sauver malgré elle…
 
De tous ses yeux, elle regardait… et quand il la vit ainsi, attentive, il lui montra un coin des moucharabiés… Il souleva légèrement la grille de bois qui cédait sous sa main…
 
« Voyez, dit-il, le grillage a été scié… Il tient encore cependant… Oh ! la chose a été proprement faite… c’est une œuvre d’artiste, de véritable artiste !… Ces journalistes, aujourd’hui, doivent connaître tous les métiers !… tous les métiers qui ouvrent les portes, les fenêtres… ou qui les enfoncent… Il n’y a que bien peu de chose à faire pour que ce grillage cède sur l’espace nécessaire pour laisser passer un homme, un petit homme !…
 
» Mais ce n’est pas tout !… Le barreau derrière, ma chère… oui, l’un de ces barreaux est presque entièrement limé… Mais de cela vous ne pouvez vous rendre compte… Il faudrait venir près de moi… Il ne faudrait pas plus de cinq minutes de travail pour qu’il cédât lui aussi tout à fait… Et c’est à peine si on peut s’en apercevoir de l’intérieur de la chambre… Ah ! votre fuite était bien préparée, mignonne… Et si vous en doutez, regardez la corde… Oui, une corde, une corde qui descend jusqu’au roc et qui est attachée tout là-haut à la cheminée. Comme c’était simple !… Comme ça l’est encore !… Votre Rouletabille – car c’est bien ainsi qu’il s’appelle, n’est-ce pas ? – votre Rouletabille n’a plus qu’à venir !… On l’attend !… Vous n’êtes pas curieuse de voir cette corde ?… Voyons, un peu de courage, un peu de bonne volonté, ma chère !…
 
» La corde est là contre la muraille et tout contre le balcon, là, à droite !… Vous vous étonnez peut-être de ce que je connaisse, à cet endroit, l’existence de cette très dangereuse corde, dangereuse pour notre amour et pour mon honneur, et d’apprendre que, cependant, elle s’y trouve encore !… Je vais vous dire !… On voulait l’enlever !… J’ai dit : « Non ! non ; laissez-lui prendre… ce chemin-là… Et puis, quand il sera dessus, eh bien, derrière lui, là-haut, vous la couperez !… » Oui, il sera toujours temps, à ce moment, de couper la corde !… Pauvre gentil garçon !… Pauvre gentil journaliste !…
 
» Pauvre petit amoureux peut-être !… Car qui me dit qu’il ne vous aime pas ? Ah ! au point où il en est, maintenant, vous pouvez bien m’avouer cela !… Vous comprenez bien qu’il n’est plus à craindre, le pauvre ! Il va faire un bond d’une quarantaine de mètres dans le torrent ou bien s’écraser bien gentiment sur le rocher !… Tenez… continua Gaulow en se penchant et en regardant en l’air… le voilà justement !… Oui, on l’aperçoit d’ici !… Il va prendre la corde !… »
 
D’un bond, Ivana fut sur le balcon et hurla dans la nuit :
 
« Zo ! ne descends pas !… ne descends pas !… »
 
Mais Gaulow la jeta dans la chambre avec un nouveau rire éclatant ; puis il referma la fenêtre et dit :
 
« Enfant !… vous croyez tout ce qu’on vous dit !… Votre Zo, votre petit Rouletabille ne descendra pas par cette corde ! ne descendra plus jamais le long d’une corde qui conduit à une fenêtre où l’attend Ivana Ivanovna… il est mort, madame !… »
 
Elle reçut le coup, qu’elle attendait du reste, car il y avait trop de joie méchante sur le visage de cet homme pour qu’il n’eût point cette nouvelle à lui annoncer. Et cependant elle cria :
 
« Ce n’est pas vrai !
 
– Madame, il a été exécuté par mes ordres, dès la première heure du soir !
 
– Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai !
 
– Pourquoi me dites-vous « ce n’est pas vrai » ?… du moment que j’avais la preuve de ce qu’il était venu faire ici… Je l’ai fait tuer !… Il est mort bravement, du reste, crut-il devoir ajouter, il est mort en disant : « Pauvre Ivana ! »
 
Les jambes de la jeune fille tremblaient sous elle ; elle dut s’asseoir sur le divan.
 
« Non ! Non ! Si c’était vrai, je l’aurais su !… Quelque chose me l’aurait dit, car je l’aime !… Je l’aime de toutes mes forces, Kara Selim !… Je l’aime autant que je vous déteste ! »
 
Cela était parti malgré elle… Elle n’avait pu, dans sa douleur, retenir le cri de son amour et de sa rage… Pauvre petit Rouletabille !… Elle croyait bien maintenant que l’autre ne la trompait pas. Il était trop tranquille et trop satisfait lorsqu’il disait : « Il est mort !… » Mort !… Mort pour elle !
 
– Vous l’aimiez, gronda l’autre, et vous avez consenti cependant à devenir ma femme !… Il y a donc au monde, Ivana Ivanovna, quelque chose de plus fort que l’amour ! »
 
La tête d’Ivana roulait contre la muraille. Elle aussi, elle eût voulu être morte. Puisque rien n’avait réussi de ce qu’elle avait tenté et puisque Rouletabille était mort, elle appelait la mort à son tour, de toute son âme… Elle vit que l’autre se rapprochait d’elle… Elle lui cracha à la figure ces mots :
 
« Oui, il y a quelque chose de plus fort que l’amour, c’est la haine !
 
– Je l’ai toujours pensé, fit-il, et c’est ainsi que je me suis toujours expliqué vos sentiments pour moi… Vous ne m’avez épousé que par haine, Ivana Ivanovna… et dans le dessein de vous venger, avouez-le donc !… Ah ! si vous aviez eu une arme !… qu’est-ce que vous auriez fait de Gaulow ?… Pauvre Gaulow !… Tuer Gaulow !… Vous avez toujours été prête à donner votre vie pour cela !… Pour avoir la tête de Gaulow… entre vos mains… la tête de Gaulow… entre vos charmantes petites mains… n’est-ce pas que vous vous êtes mariée pour cela ?… Mais je me méfie de Judith, moi… et des coffrets byzantins !… »
 
Elle redressa la tête… Pourquoi lui parlait-il tout à coup du coffret byzantin ? Que voulait-il dire ?… Elle ne comprenait pas.
 
Il continuait, en ricanant :
 
« Des coffrets byzantins, qui contiennent tant de souvenirs de famille et de si beaux bijoux ! Des bijoux qui piquent ! Des bijoux qui tuent ! Et de jolies petites croix de ma mère, aiguës comme des poignards, comme des poignards qu’on enfoncerait si aimablement dans le cœur du pauvre Gaulow !
 
» Ah ! Ivana Ivanovna, quelle belle nuit de noces vous lui réserviez, au seigneur de la Karakoulé, avec votre coffret byzantin ! »
 
Elle ouvrait des yeux énormes, immenses ! Encore une fois, l’espoir renaissait en elle, l’espoir que sa mort prochaine et celle de Rouletabille n’auraient pas été inutiles ! Alors, alors, c’était encore possible, cela : que Gaulow ignorât le véritable trésor du coffret byzantin ! Et que les paroles si précises qu’il avait prononcées, concernant ses raisons à elle de tenir tant à ce fatal coffret, se rapportassent uniquement aux armes qu’elle eût pu trouver là-dedans pour se délivrer ou pour se venger ! Mais alors, si elle pouvait être sûre de cela ; si elle pouvait encore se rapprocher de ce coffret que Gaulow ne redoutait plus, si elle pouvait s’assurer de la présence des documents, elle pourrait en faire tenir encore la nouvelle au tsar, par Athanase qui certainement était encore libre, lui, et dont Gaulow ne devait même pas soupçonner l’arrivée à la Karakoulé puisqu’il n’avait pas prononcé son nom.
 
Ah ! comme elle regrettait maintenant de s’être évanouie au moment où Gaulow, lui-même, lui avait proposé de faire apporter le coffret débarrassé de ce qu’il croyait être son plus dangereux contenu…
 
… Mais que dit Gaulow, maintenant ? Que fait-il ?… Il se lève… il donne des ordres !… Il raille toujours, mais quelle douce raillerie est la sienne au cœur d’Ivana qui espère !… qui espère !… Il ordonne qu’on apporte le coffret !… Il prétend qu’il n’est point un méchant homme et qu’il ne saurait priver plus longtemps sa jeune femme de si intéressants souvenirs de famille… Il se tourne vers elle :
 
Ivana Ivanovna n’a d’yeux que pour le coffret, apporté par deux esclaves qui le déposent non loin de la fenêtre… de la fenêtre sur laquelle Gaulow a tiré à nouveau le rideau…
 
Les esclaves déposent l’objet sur le tapis et s’en vont.
 
Et voici le coffret entre Ivana et Kara Selim.
 
Tous deux le regardent avec des sentiments bien différents. Kara Selim est goguenard : Ivana Ivanovna sent son cœur battre sa poitrine à la rompre.
 
C’est un coffret en bois, grand comme une petite malle, orné de toutes sortes de bariolures, avec des dessins de clous dorés, d’arabesques creusées avec le fer rougi…
 
… C’est à ce coffret-là qu’était allée la dernière pensée du général Vilitchkow, quand il était tombé sous les coups de Gaulow, de Stefo le Dalmate et de leurs soldats…
 
« Eh bien ? fit Gaulow… Il est à vous ! Vous êtes contente ?
 
– Oui », répond, de la tête, Ivana…
 
Et elle se lève… elle veut en faire le tour… voir s’il n’a pas été brisé dans quelque coin…
 
Elle se lève donc et elle a la force de jouer la comédie… Elle fait l’enfant gâtée qui oublie toutes ses peines devant le jouet promis… Elle a la force de murmurer :
 
« Il est si vieux ! Nous l’avions depuis si longtemps dans la famille ! C’est un vieil ami ! »
 
On dirait qu’elle a tout oublié depuis qu’elle a retrouvé son coffret. Elle fait la petite fille. Les jeunes femmes n’ont-elles pas de ces faiblesses ? Gaulow s’y laissera prendre.
 
Et elle se décide à ouvrir le coffret ; elle tend déjà la main vers la serrure…
 
« Et la clef ? fait Gaulow… qui est-ce qui a la clef ? qui est-ce qui va demander gentiment la clef au terrible Gaulow ? »
 
En même temps, il lui montre, du bout des doigts la clef, la petite clef, chef-d’œuvre de vieille serrurerie qui orne le coffret !
 
Ivana la reconnaît…
 
« C’est une chance, Ivana, explique Kara Selim, que l’on ait oublié, le fameux soir, cette petite clef sur cette serrure… si elle n’avait pas été là, je n’aurais pas eu la pensée, peut-être, d’emporter cette boîte encombrante… mais le coffret était ouvert et m’offrait ses trésors !… Je les ai pris pour les rendre, Ivana… Ils sont à vous ! et voilà la clef !… »
 
Elle vint à lui et avança la main vers la clef, mais il recula ses doigts… Il s’amusait et cela seul donnait le frisson : Gaulow jouant avec une jeune femme… une jeune femme à qui il promet une clef, qui s’avance pour la prendre, et à qui il la retire… Et voilà encore la jeune femme dans ses bras :
 
« Un baiser ?… un baiser pour la clef ?… Attention ! ne mordez pas !… »
 
Cette fois, elle subit son baiser sans s’évanouir… ce n’est plus le moment de manquer de forces… Eh bien, elle en a… elle en a, Ivana Ivanovna… Elle en a tellement qu’elle ne se révolte pas… Ce cher Kara Selim a même pu croire un instant que ce baiser lui faisait plaisir, à elle, car elle n’a point montré d’impatience, non !…
 
Oh ! ces filles du Balkan sont si bizarres ! si bizarres !… On en a vu qui étaient bien aussi difficiles que cette Ivana et que le premier baiser du maître matait…
 
Maintenant elle a la clef, elle se dégage gentiment, sans brutalité aucune, presque avec coquetterie… Et comme elle a un peu de rose sur sa pâleur, à cause du baiser, Kara Selim la trouve encore plus jolie et le lui dit.
 
Mais elle a la clef et elle veut s’en servir… et l’autre, en riant, la laisse faire…
 
Elle glisse la clef dans la serrure… Elle éprouve quelque difficulté… Elle se met à genoux devant le coffret… Ah ! si elle pouvait le tâter par-dessous… voir si on ne l’a point défoncé… Mais il est là à plat sur le tapis, le coffret, et lourd, si lourd qu’elle ne peut même pas le pousser…
 
« Voulez-vous que je vous aide ? demande l’autre.
 
– Non ! non ! merci !… je l’ouvrirai bien toute seule… J’ai l’habitude… »
 
Ah ! voici que la clef tourne… tourne, tourne sans s’arrêter. Le coffret doit être ouvert maintenant… Elle se lève, elle en soulève des deux mains le couvercle… L’autre, en face, la regarde faire, souriant comme un galant homme qui a apporté un cadeau à sa petite femme et qui ne demande qu’à jouir de sa surprise…
 
Elle soulève donc le couvercle… le soulève… Et tout à coup elle chancelle… elle le referme…
 
« Qu’est-ce que vous avez ? demanda l’autre en se levant.
 
– Rien ! rien !… un peu de faiblesse… balbutie-t-elle… mais c’est passé !… c’est passé !… »
 
Et elle se glisse la main sur le front, pour essuyer la sueur froide qui y perle !…
 
« Eh bien, c’est toute la curiosité que vous avez ?…
 
– Tout à l’heure ! tout à l’heure !… Laissez-moi respirer !… »
 
Et elle s’éloigne du coffret ; lui s’en rapproche… Mais elle gémit, elle étend les bras et dit :
 
« Tout tourne autour de moi !… »
 
Il accourt, heureux qu’elle ait, lui semble-t-il, imploré son assistance.
 
Il la soutient…
 
Comme elle est douce, maintenant !… Il ne la reconnaît plus !… Tout à l’heure elle l’éloignait ; maintenant il lui paraît qu’elle le retient !…
 
« Merci, dit-elle… merci ! c’est fini !… »
 
Il la conduit à petits pas sur un coin du divan… Il la fait asseoir, il s’assied près d’elle… Il la traite comme un objet fragile… et elle se laisse faire… Tout rude qu’il est, Gaulow est gagné à cette douceur qu’il n’attendait pas… Il en est remué.
 
Il lui en exprime sa reconnaissance en lui serrant les mains… et, voilà qu’elle répond à cette pression… qu’elle retient ses mains.
 
Oh ! la bizarre petite fille du Balkan !
 
Il lui dit :
 
« J’aime à vous voir ainsi plus raisonnable, Ivana. C’est la fureur qui vous animait tout à l’heure qui vous a faite si faible, voyez-vous !… Il ne faut plus recommencer ce jeu-là !… »
 
Il lui propose des cordiaux… veut lui faire boire l’eau réconfortante d’un flacon… il veut se lever pour aller chercher le flacon… mais elle le retient encore… et lui se sent à nouveau tout remué par cette manifestation amicale…
 
On a beau aimer les jeunes louves qui se défendent bien… on est sensible aussi à leur aimable défaite…
 
Et Ivana paraît bien vaincue…
 
Il lui parle maintenant tout bas, près des lèvres, comme un véritable et gentil amoureux qui donne de bons conseils :
 
« Non, il ne faut pas recommencer ce jeu qui vous brise… qui vous tuerait… Ivana, acceptez le sort qui vous est fait ! Je vous jure que vous ne serez pas à plaindre !… Acceptez-le tout de suite puisque, aussi bien, vous ne pouvez plus rien espérer d’autre… moi, je vous aime… laissez-moi vous aimer… vous serez heureuse !… C’est vous qui commanderez à la Karakoulé !… C’est vous qui serez la maîtresse !… »
 
Il lui promet de ne vivre que pour accomplir son moindre désir…
 
Toutes les richesses, toute la fortune de la Karakoulé et de son maître, tout cela est à elle… Il la couvrira des plus beaux joyaux, comme aucune kadine favorite n’en a jamais eu, jamais !…
 
Les bijoux nouveaux qu’il a mis dans le coffret ne sont rien à côté de ce qu’il lui réserve !…
 
« Vous voyez, dit-il, que je ne suis pas si terrible ! Je vous ai pris quelques bijoux de famille, parce que je les jugeais dangereux, mais je les ai remplacés par d’autres. Les avez-vous vus seulement, Ivana ?
 
Oui, oui ! fait Ivana de la tête… oui, elle les a vus !…
 
Mais l’autre proteste… elle n’a pas eu le temps de voir !… Elle a à peine ouvert le coffret… et elle l’a refermé tout de suite… ce n’était vraiment pas la peine de tant le demander, ce coffret ! il veut encore se lever pour lui montrer les bijoux de sa nuit de noces qu’il a mis, par surprise, dans le coffret ! mais encore elle le retient !…
 
« Restez près de moi ! » ose-t-elle dire, si bas qu’il peut à peine l’entendre… mais il comprend qu’elle ne demande qu’à être prise dans ses bras et que, lasse enfin d’une lutte inégale et inutile, la femme s’abandonne au beau Pacha Noir ! Car il est beau et le sait. Par Allah !… il a connu suffisamment de victoires pour ne pas s’étonner outre mesure de celle-ci…
 
« Ivana !…
 
– Kara Selim ! soupire la jeune femme en dénouant légèrement l’étreinte qui se resserre autour d’elle… Kara Selim, je suis votre femme… et je vous obéirai… Mais si vraiment vous m’aimez comme vous le dites, ayez un peu pitié de moi !… Je vous jure que je ne vous résisterai plus… D’abord je ne le puis plus… vous pouvez faire de moi, dès maintenant, ce que vous voudrez… Je suis à bout de forces… je suis lasse… je suis à vous, mon ami… Mais laissez-moi voulez-vous… laissez-moi quelques minutes… épargnez-moi quelques minutes encore… laissez-moi, seule ?… Si je vous demande cela, qui est bien naturel…
 
– C’est par ruse ! dit-il, rendu immédiatement à toute sa méfiance.
 
– Non !… c’est par convenance… Quand vous reviendrez… dans quelques minutes… vous trouverez une femme docile, mon ami, et qui vous attendra… »
 
Kara Selim la regarda, puis lentement se leva.
 
« Je vous accorde ces quelques minutes-là, dit-il en se mordant les lèvres, car il prévoyait encore quelque calcul pour lui échapper… Mais sachez, Ivana, que ce seront les dernières… et que si vous me trompez, je vous en ferai repentir !… »
 
Là-dessus, il quitta la chambre sans même se retourner, persuadé qu’elle allait lui tendre un piège, mais se promettant de surveiller, du dehors, ce qui se passerait, lui parti, dans la chambre nuptiale. Il connaissait un coin, pour cela, qu’il avait fait aménager du temps de l’ancienne première kadine, pour écouter les propos qu’elle pouvait tenir quand il n’était pas là, et aussi dans le moment qu’il en était le plus jaloux, pour voir ce qu’elle pouvait faire. De ce coin-là, auquel on arrivait par une petite terrasse, donnant sur les jardins, on entendait et l’on voyait très bien…
 
Ivana se traîna jusqu’à la porte qu’il avait refermée sur lui ; elle entendit son pas qui s’éloignait et aussi les ordres qu’il donnait aux eunuques de service. Aussitôt elle courut au coffret, en souleva le couvercle, et… Rouletabille en sortit le revolver à la main.
 
Rouletabille, déguisé en houri, Rouletabille secouant les voiles blancs et le yalmack d’une kadine qu’il avait chipés, Allah savait où.
 
« Ouf ! fit-il, je commençais à m’ankyloser dans cette boîte ! »
 
Elle lui faisait signe de se taire, tremblante de bonheur, cette fois, mais, épouvantée de son adresse et de son audace.
 
« Pourquoi l’as-tu retenu ? fit le reporter qui tutoyait pour la première fois Ivana, mais qui n’avait pas le temps de s’attarder à des formules de politesse. Aussitôt que tu as su que j’étais dans la boîte, il fallait l’amener près de moi ; je lui aurais réglé son compte et nous en serions débarrassés !… »
 
Il disait cela en enlevant méthodiquement le déguisement qui l’embarrassait. Ivana le regardait faire sans une pensée, admirant son sang-froid, incapable de l’aider.
 
« Je n’ai pas voulu, dit-elle, non ! Je n’ai pas voulu te l’amener. Il est plus fort que toi, et il eût appelé ses esclaves ! Il a toujours son sifflet pendu à un collier ! Ah ! petit Zo ! petit Zo, vivant !…
 
– Il t’avait dit que j’étais mort, l’animal !… Il croit donc qu’on tue comme ça Rouletabille !… »
 
Et, ce disant, il était déjà au balcon, avait arraché les moucharabiés et sorti sa lime, et achevait son ouvrage sur le barreau déjà très fortement entamé.
 
« S’il nous laisse dix minutes, nous sommes sauvés !… Tire le rideau !… Tire le rideau sur moi !… S’il revient trop vite… je resterai caché jusqu’au moment où je jugerai le moment propice pour lui sauter dessus !… »
 
Elle tira le rideau… et il continua à lui parler à voix basse, derrière le rideau, cependant qu’elle ne savait que l’écouter, regarder le coffret, et se passer les mains sur le visage, d’un geste de folle.
 
Comment n’avait-elle pas hurlé sa joie en ouvrant le coffret devant Kara Selim et en apercevant la figure de Rouletabille !
 
Mais, derrière son rideau, toujours travaillant, il lui disait :
 
« Remue, marche, déplace des objets pendant que je finis de limer ce barreau… fais enfin qu’on ne m’entende pas du vestibule !… Va donc !… Je n’en ai plus pour longtemps !… Tiens, glisse le coffret jusqu’ici !… Si nous n’avons pas le temps d’ouvrir le tiroir secret, nous l’emporterons !… »
 
Ces mots la firent revenir à elle, à toute l’importance dela situation !
 
Elle courut au coffret, et, cette fois, comme il était débarrassé du poids de Rouletabille, elle put le déplacer, le traîner tout près du rideau !
 
« Oui ! oui ! nous l’emporterons !… » dit-elle.
 
Et elle le vida de tout ce qu’il contenait avec une prodigieuse hâte ! Maintenant elle avait honte d’elle-même : du temps qu’elle avait mis à se ressaisir… et l’autre petit, là-bas, derrière son rideau, qui songeait à tout !… Ah ! petit Zo ! petit Zo !…
 
Les mains d’Ivana vont au fond du coffret !… le coffret est intact, elle le soulève ; elle arrive, avec effort, à le dresser sur un des côtés, et le dessous apparaît, intact, lui aussi !
 
« Tiens ! souffle-t-elle… elle est là… elle est là, la Sophie à la cataracte !
 
– Tout à l’heure, répond l’autre… chaque chose en son temps !… Dis donc, Ivana ! La porte de ta chambre ne ferme pas à clef, au verrou ?… enfin, ne ferme pas !…
 
– Non ! pas à l’intérieur !… répond la jeune femme… Oh ! j’ai regardé… mais il a pensé à tout… dépêche-toi !… Tu sais, le coffret est intact !…
 
– Oui, ils n’ont rien cassé ; c’est déjà bon signe !…
 
– Oh ! ça ne prouve rien !… exprime-t-elle avec une fièvre nouvelle… Ils ont eu le temps de découvrir le secret du tiroir !…
 
– Et toi, tu l’ignores ?…
 
– Mais oui, je l’ignore ! je l’ignore ! je l’ignore !…
 
– Calme-toi donc, puisque la malle est à nous… nous n’avons plus rien à craindre. (Ils trouvaient qu’ils n’avaient plus rien à craindre.) Nous aurons le temps, nous autres, de le traîner jusqu’au donjon !… Allons ! remue ! remue ! Tousse !… fais du bruit, je vais faire sauter le barreau !… Il ne tient presque plus !… »
 
Ce qu’on ne saurait dire ni décrire et ce qu’il faut imaginer, c’est le mouvement de cette scène, sa rapidité, les gestes inouïs qui l’accompagnent, l’attitude de cambrioleur de Rouletabille derrière son rideau, et, dans la chambre, cette jeune fille qui tourne et retourne cette caisse fatale, avec rage, cette caisse qui ne veut pas encore livrer son secret !…
 
Ah ! les mains d’Ivana, glissant le long des parois du coffret, les doigts courant sur les jointures, cherchant un point qui cède, un ressort caché. Elle presse cette caisse, elle la caresse, elle la griffe…
 
Enfin elle la secoue, elle la secoue et elle entend, à l’intérieur du tiroir secret, des choses qui se déplacent !… Sont-ce les documents ?… Qui pourrait le dire avant de les avoir vus ?… Est-ce que Gaulow, pour se jouer d’elle jusqu’au bout, n’a pas pu remplacer les plans de mobilisation par quelques papiers de son invention et de sa cruelle fantaisie !…
 
Cette caisse est solide comme du fer : Ivana n’eût pu la briser qu’en réveillant tout le harem !…
 
Et voilà Rouletabille qui, soulevant le rideau, apparaît :
 
« C’est fait ! dit-il, en regardant l’heure à l’énorme oignon qui ne le quitte jamais… Ce brave Kara Selim a dit : dix minutes ! nous avons encore cinq minutes devant nous, s’il n’est pas trop pressé !… Laisse donc ton coffret, nous avons le temps de l’emporter, nous allons le descendre jusqu’à la corniche. Une fois que nous allons être arrivés sur le roc, nous tournerons au coin de la tour du Sud-Ouest et là on ne peut plus nous atteindre ; à moins qu’on n’ait découvert le chemin par où je suis venu ! Ah ! la voilà donc la fameuse Sophie ! »
 
Il venait de l’apercevoir pour la première fois. Il se jeta à genoux et la considéra attentivement de tout près comme s’il avait été extrêmement myope.
 
« Le dessin et la couleur en sont très effacés, fit-il ! Je parie qu’ils ne se sont aperçus de rien !…
 
– Dépêchons-nous, Zo, au nom du Ciel ! Il peut revenir, nous n’avons pas une minute à perdre !
 
– Si ! nous avons cinq minutes ! Ah ! si je pouvais trouver le secret du tiroir, on n’aurait pas besoin d’emporter ce coffret encombrant !… »
 
Et lui aussi se mit à le tâter, à le manipuler dans tous les coins, à scruter cette malle maudite !… Mais il finit par un geste qui lui était coutumier quand il ne trouvait point ce qu’il cherchait : par s’arracher les cheveux !
 
« Certainement, dit-il, cette taie sur l’œil de Sophie n’a pas été mise là pour des prunes ! »
 
Et il appuyait, du pouce, sur l’œil malade de Sophie… Il essayait de faire glisser cette pupille voilée. Hélas ! rien ne cédait sous son doigt !
 
Derrière lui, Ivana, affolée, gémissait.
 
« Partons, partons ! Il me semble que je l’entends !
 
– Tu n’entends rien du tout, puisque je n’entends rien !… Un peu de patience, que diable !… Attends, il me semble que je vois quelque chose là… sous la taie, on perçoit, oh ! à peine… mais tout de même… tu ne vois pas !… On distingue le petit point d’or de la pupille… C’est drôle, il me semble que je ne vois plus sur ta Sophie, sur toute ta Sophie, que ce petit point d’or-là… »
 
Et il appuya plus particulièrement sur ce point d’or de la pupille… mais rien encore ne bougea.
 
Il se releva en s’essuyant le front. Il n’avait rien trouvé, mais il s’efforçait de lui cacher son désappointement.
 
« Ah ! ton coffret byzantin ! ajouta-t-il en le soulevant par un des anneaux de cuivre, ce que je me suis fait des cheveux dedans !… J’ai bien cru un moment que c’était fini et que ce cher seigneur avait renoncé à le faire transporter dans ta chambre ! Je me la rappellerai ma nuit byzantine ! »
 
L’incorrigible gamin bavardait pendant qu’elle l’aidait à porter sa caisse, en claquant des dents à cause de la peur qu’elle avait que la porte, là-bas, derrière eux, ne s’ouvrît !…
 
Enfin, ils furent avec leur fameuse caisse, contre les barreaux qui ne pouvaient plus les empêcher de passer maintenant…
 
« Attends un peu que je saisisse la corde ! » fit-il.
 
Et il se pencha au-dehors et parvint assez difficilement à attirer à lui la corde qui était toujours attachée à la cheminée et que Kara Selim avait défendu d’enlever pour avoir la joie mauvaise de montrer à Ivana « le chemin par où elle aurait pu s’évader si Rouletabille n’était pas mort ! »
 
La nuit était très sombre. Le vent soufflait, balançant la corde. On entendait, en bas, le mugissement du torrent.
 
Rouletabille attira Ivana à lui.
 
« Toi d’abord, fit-il. Je vais t’attacher. Quand tu sentiras le roc sous tes pieds… tu dénoueras la corde : je descendrai ensuite le coffret et puis je dégringolerai à mon tour… »
 
Elle secoua la tête.
 
« Non ! non ! fit-elle, le coffret d’abord !… Et puis nous nous descendrons tous les deux ensemble ! Nous nous sauverons ensemble ou nous mourrons ensemble… Descendons le coffret et nous glisserons ensuite le long de la corde !
 
– Tu n’auras pas peur !
 
– Non ! »
 
Il n’y avait pas à hésiter.
 
Il la connaissait. Elle ne lâcherait pas son coffret.
 
En un tournemain, il eut noué la corde autour du coffret, et ils poussèrent ou plutôt essayèrent de le pousser hors du balcon.
 
Fatalité ! Le coffret ne passait pas !
 
Non ! l’écartement entre les barreaux restés intacts n’était pas assez large ! Il eût fallu scier deux barreaux et ils n’avaient pas le temps !…
 
Ivana laissa échapper un gémissement de désespoir, et Rouletabille, qui ne jurait jamais, blasphéma :
 
« En être arrivés là après tant d’efforts, tant d’efforts !
 
– Il ne passe pas, fit Rouletabille, très pâle ! Ivana ! nous avons fait tout ce qu’il était humainement possible de faire pour avoir ces documents ! Il faut partir !… »
 
Et il voulut l’entraîner encore… mais elle se dégagea et lui jeta dans un rauque sanglot :
 
« Jamais !… Il faut savoir !… Il faut savoir !…
 
– Mais c’est de la folie !… répliqua-t-il en se jetant encore sur le coffret et en le secouant avec plus de rage qu’elle n’en avait montré… Tu vois bien qu’on n’en a point découvert le secret ; du reste, cette peinture ne ressemble pas plus dans son effacement à une Sophie qu’à toute autre figure… On peut être tranquille… Rassure-toi !… Les documents y sont toujours ! Et comme nul ne s’en doute, onpeut agir comme s’ils étaient en notre possession… comme si nous les avions vus !
 
– Tu ne connais pas le monstre ! Il a pu remplacer ces documents par d’autres papiers insignifiants. Il faut savoir s’il s’est joué de moi ! Il faut savoir, petit Zo !… »
 
Elle se tordait les mains.
 
« C’est pour savoir cela que j’ai tant risqué et que j’ai failli te perdre et que nous mourrons peut-être ! Zo ! ne partons pas sans savoir, ce serait lâche !
 
– Mais tu ne vois donc pas, malheureuse, que tu nous tues ! Et qu’il va arriver. »
 
Elle bondit jusqu’à la porte.
 
« S’il entre, je me jette sur lui et tu le tues ! Mais cherche, cherche, cherche, petit Zo ! Chaque fois que tu as voulu bien chercher, tu as bien trouvé. »
 
Elle le suppliait.
 
« Tu verras que nous y resterons tous, dit-il assez froidement, mais il lui céda, resta et croisa les bras devant ce terrible coffret qui lui présentait la curieuse et impassible image de la Sophie à la cataracte.
 
– Si tu entends des pas, dit-il, tu me préviendras, j’accourrai près de toi ! D’ici là tu ne me dis plus un mot, plus un seul ! »
 
Et profondément, il réfléchit, il s’appliqua à ne plus penser qu’à cette énigmatique image. Muet, il l’interrogea de son regard aigu sur tous les points, mais il y avait un point entre tous les autres qui attirait et retenait son attention, c’était toujours le petit point d’or au centre de l’œil.
 
Tout à coup il se releva, en laissant échapper une exclamation :
 
« Ah ! très bien…
 
– Tu as trouvé ; petit Zo ? demanda l’autre, là-bas, debout contre sa porte.
 
– Eh ! fit-il, je crois bien que oui !
 
– Qu’est-ce que tu cherches ?
 
– Je cherche une aiguille !…
 
– Pour quoi faire ?
 
– Pour faire à Sophie l’opération de la cataracte ! »
 
Elle eut aussi une exclamation sourde… Elle ne doutait plus que ce fût cela… elle aussi avait vu le petit point au centre de l’œil… mais elle n’avait rien su en tirer, rien su deviner de cette chose si simple ! Parbleu ! c’était toujours simple quand on avait trouvé ! C’était simple cette relation d’idées entre la cataracte et l’opération qui la guérit ! Mais il fallait la trouver ! il fallait la trouver ! Et il n’y avait que Rouletabille pour trouver des choses aussi simples que celles-là !…
 
Une aiguille ?… Une aiguille !… Il ne fallait plus qu’une aiguille !… une aiguille ou une épingle !… cette chose si simple encore, si facile à trouver dans une chambre de femme !…
 
« Enfin, tu as bien cela, toi, une aiguille ? lui cria-t-il.
 
– Non !… je n’en ai pas ! je n’en ai pas !… Il n’y en a pas dans la chambre ! Sur son ordre, on a enlevé de la chambre et du coffret tout ce qui pique !… Comprends-tu ? Comprends-tu cette misère ?… Il avait peur que je me défende !… Et il a fait enlever tous les bijoux dangereux !
 
– Mais une petite aiguille pour coudre !… Tu n’as pas cela, une petite aiguille pour coudre ?… une petite épingle ?… Tu n’as pas une petite épingle sur toi ? » continuait, fébrile, Rouletabille, en cherchant sur les meubles !…
 
Mais il n’y avait là que des meubles pour s’asseoir ou pour se coucher !… pas d’étagères, pas de commode, pas de tiroirs, au fond desquels on pût trouver une épingle, non ! non ! pas d’épingles !…
 
Et le temps passait. Ivana avait abandonné son poste.
 
Maintenant ils cherchaient tous les deux, ils promenaient des mains égarées sur les meubles, ils tournaient comme des fous dans la chambre. Une aiguille, une aiguille pour un empire ! Qui eût pu mesurer, à cette minute tragique, le prix d’une aiguille ! Le sort de la future guerre des Balkans dépendait d’une aiguille !
 
Ne trouvant pas ce qu’il fallait sur les meubles, ils le cherchèrent sur eux, sur leurs vêtements ; une aiguille, une épingle, quelque chose enfin qui pût percer l’œil de la Sophie à la cataracte ! Tout à coup Rouletabille s’assit par terre et défit son soulier.
 
Puis il en arracha le lacet…
 
Et, armé de la pointe de cuivre de ce lacet, il se précipita sur le coffret !
 
Il enfonça la pointe dans l’œil de Sophie !
 
Aussitôt on entendit bien un léger déclic, mais rien ne se déclencha extérieurement.
 
Ivana, qui avait attendu, haletante, le résultat de l’opération, s’enfonçait de désespoir les ongles dans la chair des joues.
 
Rouletabille la fit rudement se tenir tranquille.
 
« Ne te frappe pas ! Nous y sommes ! La taie de l’œil a bougé ! a tourné sur elle-même ! Je te dis que nous y sommes ! Attends un peu ; aide-moi !… »
 
Sur ces indications, elle l’aida à redresser le coffret et à le placer sur deux sièges, de façon qu’il fût supporté en l’air, comme il l’était dans la chambre des reliques, sur les bras du fauteuil à la Dagobert.
 
Alors il s’agenouilla, glissa sa main au-dessous, tâtonna avec la pointe du lacet jusqu’à ce qu’il eût trouvé le centre de l’œil et brusquement enfonça…
 
Immédiatement on entendit le bruit de détente d’un ressort et le déclenchement se produisit, projetant au-dehors presque la moitié du tiroir secret, dont les bords étaient si bien dissimulés sous les ornements, la peinture et le dessin des clous qu’il était impossible, quand le tiroir n’était pas ouvert, de les apercevoir…
 
Et maintenant qu’il était ouvert, cela paraissait un tiroir… un tiroir si simple et sans mystère… un tiroir comme tous les tiroirs… Enfin ! enfin ! enfin !… le tiroir était ouvert !
 
Et tous les documents étaient là !
 
Les lourdes enveloppes couvertes de larges cachets de cire de l’état-major qu’Ivana connaissait bien !… On n’y avait pas touché !… Les documents étaient aussi intacts que le jour où on les avait placés là !…
 
À cette vue, ils ne purent retenir un cri de folle allégresse et de triomphe !
 
Et ils se précipitèrent sur les précieux papiers qui remplissaient le tiroir…
 
Mais à ce moment des coups furent frappés à la porte !…
 
Ils n’en pouvaient douter : c’était Kara Selim qui revenait !
 
Il n’y avait pas à hésiter ; Rouletabille referma brusquement, d’un geste, le tiroir qui disparut avec les documents dans le secret du coffre avec un petit bruit sec ; puis sortant son revolver, il bondit jusqu’à ce coin de la muraille contre laquelle la porte, en s’ouvrant, allait le cacher !
 
Ivana comprit, et, décidée à se jeter à la gorge de Kara Selim sitôt qu’il serait entré, elle s’avança elle-même vers la porte.
 
Les coups reprenaient de plus belle…
 
Enfin, la porte, doucement, s’ouvrit.
 
Ce n’était pas Kara Selim.
 
C’était la ken-khieh-kadine, la maîtresse des cérémonies de la chambre nuptiale, dont la veille, en cette nuit de noces, devait sans doute se prolonger jusqu’au matin, et qui se présentait toute tremblante.
 
« Pardon, seigneur, murmurait-elle, vous avez appelé ?… »
 
Elle regardait inclinée et craintive sur le seuil, n’osant pas encore entrer… Elle regardait étrangement Ivana dont la figure hâve, les vêtements en désordre et toute l’attitude extraordinaire et incompréhensible étaient bien faits pour la stupéfier… et, subitement, elle s’écria :
 
« Où est Kara Selim ? Kara Selim a appelé ! Où est Kara Selim ? »
 
Et elle fit un pas prudent dans la chambre tout en menaçant Ivana.
 
« Qu’avez-vous fait de Kara Selim ?
 
– Il est sorti de la chambre, répondit avec calme Ivana qui essayait de répondre sur un ton naturel à cette femme dont tous les soupçons étaient éveillés… Il est sorti il y a dix minutes et je l’attends !… »
 
La kadine était entrée dans la chambre, mais elle n’avait pas lâché la porte, se réservant une retraite.
 
« Vous mentez, s’écria-t-elle… Pourquoi tout ce désordre ! Vous l’avez assassiné !… »
 
Et elle commença de pousser des cris.
 
À ce moment, Rouletabille se montra et voulut se jeter sur elle, mais elle se rua dans le vestibule, en tirant la porte à elle et on entendit ses appels insensés, qui allaient réveiller tout le harem ; puis, presque aussitôt, il y eut un gros tumulte, les galopades des serviteurs et leurs cris et leurs appels.
 
Rouletabille avait saisi Ivana et l’emportait comme une plume. Il s’agissait d’arriver à la fenêtre avant la ruée des esclaves et des eunuques.
 
En une seconde, ils y furent.
 
« Tiens-toi bien à mon cou ! » lui cria-t-il.
 
Il agrippa la corde et il enjambait, chargé de son précieux fardeau le balcon, quand une foule délirante se précipita dans la chambre.
 
Alors il allongea vers cette tourbe furieuse son bras armé du revolver et fit feu.
 
Des corps basculèrent au milieu des hurlements, des blasphèmes.
 
Et il descendit, emportant Ivana, glissa avec la rapidité d’une flèche le long de la corde, plongea dans les ténèbres de la nuit opaque et mugissante de toutes les eaux du torrent, au-dessous d’eux.
 
Au-dessus d’eux, on continuait de hurler et des coups de feu strièrent la nuit. Les balles crépitèrent autour d’eux, sur les murs, sur le roc.
 
Ivana tenait toujours Rouletabille embrassé.
 
Tout à coup le reporter poussa un cri affreux : la corde cédait, ne les retenait plus !
 
On venait de la couper au-dessus d’eux !
 
Mais trop tard !… Leurs pieds rencontraient presque aussitôt le roc sur lequel avait été édifiée la Karakoulé et qui surplombait à cet endroit les eaux du torrent, faisant bordure, formant une sorte d’étroite corniche sur laquelle Rouletabille comptait bien pour les conduire sans encombre jusqu’au tournant du mur du Sud-Ouest…
 
Ni l’un ni l’autre n’était blessé…
 
Mais tant qu’ils n’auraient pas atteint ce tournant-là, ils restaient exposés aux coups de revolver et aux coups de fusil qu’on leur tirait du balcon, au hasard, heureusement…
 
Enfin ils sortirent de la zone dangereuse… et avant que les créneaux se garnissent autour d’eux des soldats qu’on allait jeter certainement à leurs trousses, ils avaient tout le temps d’atteindre la petite fenêtre par où Rouletabille était sorti du cachot souterrain, la petite fenêtre par où s’était évadé le squelette… le mystérieux squelette qui lui avait si curieusement montré le chemin !…