Les Aventures de Rouletabille

| 17. Les noces d'Ivana Hanoum

 
 
      Le matin de ce grand jour, Ivana avait vu entrer dans sa chambre de la tour de l’Ouest une vieille dame d’aspect fort aimable et d’allure obséquieuse, mais qui commandait avec autorité aux quelques esclaves qui l’avaient suivie.
 
C’était la yen-khich-kadine, c’est-à-dire la maîtresse des cérémonies de la chambre nuptiale. Jusqu’à l’heure où elle appartiendrait à l’époux, Ivana appartiendrait à cette femme.
 
Elle comprit cela tout de suite et se laissa faire. Elle se laissa enduire de cosmétique et couvrir d’essences. On lui teignit de henné les ongles et la plante des pieds.
 
Les servantes, chargées de la toilette, papillonnaient autour d’Ivana et de la kadine, qui donnait un ordre. Celle-ci apportait le riba, condiment à base d’antimoine, au moyen duquel on donne aux cils et aux sourcils cette teinte d’un noir bleu qui commence à être apprécié même en Occident, et qui rend les yeux si expressifs et si langoureux. Celle-là était chargée du sari, pommade composée de litharge et de réalgar destinée à faire tomber le dernier duvet. Les crèmes de sandal, de rose et de jasmin étaient apportées par d’autres, qui travaillaient à genoux. Enfin, vinrent le rouge et le talc, pour donner à la peau l’onctueux de l’ivoire poli.
 
Ces soins délicats terminés, on cercla d’anneaux d’or les chevilles, les jambes et les bras de la belle fiancée. On attacha à son cou un collier de quatre rangs de perles, et à ses oreilles des pendeloques du plus bel orient. Les doigts du pied et de la main disparurent sous les bagues garnies de diamants, de rubis, d’émeraudes et de turquoises.
 
On lui natta sa longue et luxuriante chevelure que l’on couvrit du tarbouche.
 
On lui fit revêtir un caleçon de satin rose aux larges plis et ne tombant que jusqu’au genou ; on lui fit passer une tunique bleue, également de satin, ajustée à la taille, très échancrée sur le sein, soutachée d’argent et brodée de semences de perles. Un cachemire blanc de la plus grande finesse lui ceignit les reins. Les manches de la tunique étaient fendues, laissant voir la blancheur des bras emprisonnés dans les cercles d’or.
 
Quand elle fut ainsi habillée et parée, Ivana dut se laisser conduire par la maîtresse des cérémonies jusqu’au harem qui communiquait avec la tour de l’Ouest par une porte basse.
 
Une troupe d’esclaves l’attendait dès le seuil et la saluèrent à genoux. Elle fut presque aussitôt introduite dans une grande pièce appelée le divan, qui était garnie du meuble circulaire connu sous le même nom et qui donna également ce nom à tous les genres de réunion qui s’y tiennent.
 
À la vue de la belle jeune fille, une vingtaine de femmes nonchalamment accroupies, soit sur le divan, soit sur des nattes de jonc, soit sur de magnifiques tapis de Perse, se levèrent en tumulte, quittant leurs narghilés au long bout d’ambre et se pressant avec une ardente curiosité et des exclamations de joie autour de la nouvelle arrivée.
 
« Une Françaoni ! » s’écrièrent-elles…
 
Pour ces dames, toute femme qui n’est point musulmane est une Française !… du moins ont-elles gardé l’habitude de l’appeler ainsi, car la plupart d’entre elles ont reçu une instruction et une éducation qui ne leur permettent plus d’ignorer la géographie.
 
« Machalla ! elle est charmante ! » déclarèrent-elles toutes.
 
Elles savaient cependant que c’était une rivale ou une nouvelle maîtresse devant la volonté de laquelle tout allait céder désormais au harem, mais elles prenaient garde d’en montrer du dépit. Et puis elles lui étaient reconnaissantes de les avoir débarrassées de la première kadine, qu’elles détestaient.
 
Elles lui prenaient les mains, les baisaient, admiraient ses yeux, caressaient sa soyeuse chevelure.
 
Parmi ces femmes, il y en avait qui étaient vêtues splendidement. La soie, les broderies d’or, la fine mousseline d’ananas, les perles fines, les diamants lourdement enchâssés s’étalaient à profusion dans leurs ajustements et point toujours avec le meilleur goût. Les kadines de l’Istrandja-Dagh ne sauraient rivaliser avec celles du Bosphore, qui savent s’habiller avec autant de science que de délicatesse, soit à l’ancienne mode, soit à la mode parisienne.
 
Ici, on était au fond de l’Orient le plus lointain, de celui des vieux âges. Depuis le charmant tarbouche, espèce de bonnet grec, posé coquettement sur des nattes de cheveux entremêlées de petites pièces d’or qui faisaient entendre au moindre mouvement de tête leur bruit métallique, jusqu’aux mignonnes babouches, jusqu’aux colliers de corail qui s’entrelaçaient sur les poitrines, tout datait, tout était vieux-turc.
 
Celles qui étaient le plus brillamment parées se nommaient les cettis, ou « dames », hiérarchiquement classées. Les autres étaient des odalisques chargées de fonctions plus ou moins subalternes.
 
Il y avait, comme chez les hommes de la maison militaire d’un bey, la cetti porte-chibouk, la cetti porte-café, et, en remontant dans le rang, l’effendicetti (la savante, celle qui s’occupe des écritures). À chacune de ces fonctions étaient attachés des honneurs, de la considération et une portion d’autorité.
 
Toutes ces femmes s’empressaient autour d’Ivana, examinant son habillement, ses bijoux, lui faisant des compliments et l’assaillant de questions.
 
Ivana souriait vaguement et ne répondait pas, mais elles n’avaient pas l’air de s’en apercevoir.
 
Sur ces entrefaites, la yen-khieh-kadine se leva et entraîna Ivana et ses esclaves dans un boudoir où étaient préparés la robe et les joyaux de la mariée.
 
Ivana ne marqua aucun étonnement, aucun énervement de se voir à nouveau entre les mains des femmes. Si elle avait cru en avoir terminé avec les exercices de la toilette, la maîtresse des cérémonies lui fit comprendre que le costume dont on l’avait vêtue pour son entrée au harem, ne pouvait servir pour la cérémonie. La jeune fille, que tant de gestes autour d’elle auraient pu avoir agacée, ne protesta point cependant ; sans doute était-elle décidée à laisser couler les événements de cette journée avec calme et un certain fatalisme.
 
On la dévêtit donc et on lui passa une longue robe brodée d’or et garnie d’une grosse frange autour de la jupe ; la maîtresse des cérémonies lui affirma que cette robe, délicate attention de Kara Selim, était sortie des ateliers d’une des meilleures maisons parisiennes de Constantinople. Ce vêtement avait deux longues traînes qui furent tenues par deux esclaves circassiennes d’une beauté et d’une grâce remarquables.
 
Le bonnet aux sequins fut remplacé par un lourd diadème de diamants et l’on ajouta aux bijoux dont Ivana était déjà couverte ceux qui avaient été enfermés soigneusement dans la chambre du trousseau.
 
Parée de cette façon, Ivana, dont le visage avait été enveloppé non point du yasmak ordinaire, mais d’un voile rose qui cachait complètement ses traits, fut reconduite dans la salle du divan où, cette fois, Kara Selim l’attendait.
 
Celui-ci avait toujours ce costume noir que nous avons décrit et qui faisait de lui un seigneur moyenâgeux fort élégant, mais funèbre.
 
La seule parure exceptionnelle qu’il avait sortie pour ce grand jour consistait dans un collier d’un grand prix qui pendait sur sa poitrine. Il laissa venir à lui Ivana, en lui souriant joliment de sa belle bouche toujours un peu féroce.
 
Son regard, devant cette jolie personne, si somptueusement habillée et qui allait bientôt lui appartenir, était celui d’un homme épris. On ne pouvait s’y tromper à la façon dont il faisait le tour d’Ivana et des « charmes » qu’elle laissait entrevoir.
 
La yen-khieh-kadine fit agenouiller la jeune fille devant Kara Selim comme elle eût dû le faire devant son père, selon la coutume, mais le père d’Ivana ayant été assassiné par Kara Selim, c’était celui-ci qui se présentait pour le remplacer. Et son geste, en la circonstance, avait encore cette signification qu’il ne recevait sa nouvelle femme de personne et qu’il ne la tenait que de lui.
 
Avec des manières pleines d’une grâce ardente et audacieuse, il la releva, osa lui donner sa bénédiction suivant la mode ottomane, et lui mit autour de la taille une ceinture de diamant, symbole de la dignité de femme mariée à laquelle elle allait être élevée.
 
Chez les Turcs, une femme ne doit point porter cette ceinture avant le jour de son mariage, et l’acte d’agrafer la ceinture est une espèce d’investiture que l’on confère à la jeune fille comme le symbole de l’état de femme. Cette coutume est encore usitée, du reste, dans certaines parties de l’empire pour les jeunes hommes qui partent à la guerre ; car, au temps jadis, l’investiture du sabre se faisait avec une pompe qui ne le cédait en rien à la célébration du mariage.
 
Au même instant, une pluie de pièces d’or et d’argent tomba sur les têtes des spectatrices, qui se roulèrent les unes sur les autres dans leur impatience d’en attraper quelques-unes. Cet empressement n’était point dû à la cupidité, mais au fétichisme. Cet argent, en effet, est tenu en grande considération en Turquie parmi les gens superstitieux, et là-bas tout le monde l’est plus ou moins. On dit que ces pièces de monnaie portent bonheur ; aussi les garde-t-on aussi longtemps que possible, de manière à ne pas laisser échapper la bonne chance.
 
La cérémonie de la pluie d’or terminée, Kara Selim offrit son bras à Ivana qui y appuya, en tremblant légèrement, le bout de ses doigts ; et il donna l’ordre à la yen-khieh-kadine de les précéder dans la chambre nuptiale.
 
En comprenant que Gaulow la conduisait déjà dans son appartement, Ivana se sentit tout à coup si faible qu’elle dut s’appuyer davantage sur le bras qui la dirigeait. L’époux crut à une tendre pression de celle qui allait devenir sa femme et il la lui rendit avec amour.
 
Ivana était défaillante.
 
Si le voile rose qui l’enveloppait n’avait point caché son visage, Kara Selim et les assistants auraient été épouvantés de sa pâleur.
 
Allait-elle avoir la force de suivre jusqu’au bout l’héroïque et terrible programme qu’elle s’était tracé ? Elle avait accepté d’avance le sacrifice avec une sorte de divine allégresse qu’ont dû connaître les martyrs ; pas une seconde, elle n’avait pensé qu’il lui était possible d’hésiter entre son honneur, sa vie, son amour et le salut de la patrie. Puisqu’elle ne pouvait connaître le secret du coffret byzantin qu’en se donnant à cet homme qui avait été le bourreau de sa famille, elle lui avait dit :
 
« Je serai à toi !… »
 
Mais voilà que l’heure étant venue de se donner, il lui semblait qu’elle n’allait plus avoir que la force de mourir !…
 
Depuis la première heure du jour, elle n’avait été qu’une poupée entre les mains des femmes, se laissant tourner, retourner, admirer… si loin d’elles… si loin !… la pensée perdue dans un rêve vague qu’elle n’eût su préciser, mais où elle fuyait avec acharnement cependant l’image précise d’un Gaulow la prenant dans ses bras… et maintenant elle sentait qu’au fur et à mesure que les minutes s’écoulaient, le froid courage dont elle avait fait preuve jusqu’au matin de ce jour-là, la décisive énergie qui l’avait soutenue dans le plus ardent péril… oui, elle sentait que tout cela fondait, s’en allait, la laissait désarmée…
 
Elle avait d’abord follement espéré, tellement elle était devenue faible et enfantine, que cette journée d’habillage, de déshabillage, de salutations entre poupées, se prolongerait indéfiniment… et que le soir, le terrible soir serait long… plus long à venir… que les autres soirs… Et voilà que tout à coup Kara Selim, amoureux, n’attendait point l’heure nuptiale et la conduisait dans sa chambre !…
 
Ah ! elle ne pouvait mettre en doute la signification de ce geste qui l’avait relevée avec passion, de la précipitation avec laquelle ce barbare sanguinaire, qui devait se trouver bien magnanime d’avoir déjà tant attendu, la conduisait à la chambre fatale…
 
« Zo ! » murmura-t-elle.
 
Oui, dans cette minute désespérée, ce fut cette syllabe dont elle saluait familièrement notre Rouletabille qui expira sous le voile rose… Ce fut l’image du petit reporter accouru vers elle à travers tous les dangers qui se dressa dans son esprit déséquilibré par la précipitation des événements, et peut-être, dans ce moment-là, regretta-t-elle de ne pas l’avoir suivi quand il était venu la visiter sur les toits comme une hirondelle.
 
« Zo !… »
 
Est-ce que Rouletabille n’allait pas apparaître pour l’arracher à cet homme qui lui souriait d’une façon si infâme ?
 
Elle jeta autour d’elle un regard éperdu, mais à travers les mailles fines de son voile, elle n’aperçut que les visages d’insouciance ou de gaieté de ses compagnes qui l’avaient suivie.
 
Mais alors elle n’allait donc point rester seule avec cet homme ?
 
La chambre, en effet, où elle venait de pénétrer, s’emplissait d’un pépiement d’oiselles, du caquetage des invitées qui ne cessaient de venir grossir la troupe des femmes du haremlik de Kara Selim et des rires de très jeunes filles conduites par de grasses matrones.
 
De voir encore tout ce monde autour d’elle, cela calma son insupportable angoisse.
 
Il ne paraissait point qu’on dût les laisser seuls tout de suite, car certaines s’installaient, s’étendaient déjà sur les tapis. Alors, elle regarda bien cet appartement, cette chambre, la chambre de ses noces. Celle-ci avait été décorée d’une façon digne de la fille d’un grand vizir. Le divan avec ses coussins était tout en riche velours rouge brodé d’or d’un bout à l’autre ; les coussins avaient à chaque coin des glands de perles. Les fenêtres et les portes étaient ornées de superbes rideaux de soie dont la frange était également d’or.
 
Une grande fenêtre balcon s’ouvrait dans un mur. Cette fenêtre était naturellement munie de barreaux à l’extérieur et de treillage en bois à l’intérieur. Tout cet assemblage, appelé djumba, était doré.
 
Le tapis était un de ces magnifiques et moelleux gobelins dont les dessins et les couleurs surpassent tout ce qu’on a pu faire dans ce genre en Orient.
 
Enfin, dans le fond, était dressé l’aski.
 
Cet aski est une chose assez curieuse, un meuble qui appartient à la fiancée et qui ne reste là que pendant la cérémonie du mariage. L’aski n’est ni plus ni moins que le trône de la fiancée, sur lequel elle se place pour recevoir les hommages de la foule. On donne le nom d’aski non seulement au siège lui-même, mais en particulier à une espèce de tente ou de dais de tulle rose qui se suspend au plafond et descend gracieusement jusque sur le plancher. Ce dais était parsemé d’étoiles d’or et surmonté d’une guirlande de fleurs qui descendait jusqu’en bas en forme de festons. C’est dans cette niche féerique que s’assied la jeune fiancée pour recevoir les hommages et les félicitations des dames.
 
Kara Selim conduisit lui-même Ivana sous le dais et la fit asseoir. Il n’eut garde de lever son voile, mais il lui prit une main entre les siennes et s’étonna de la trouver glacée. Il lui demanda si elle avait peur de lui. Ivana, pour toute réponse, secoua la tête.
 
« N’oubliez point, Ivana, ajouta-t-il d’un certain air où elle vit de la menace et, ce qui lui parut plus grave, de la raillerie, n’oubliez point que vous m’avez promis de m’aimer !…
 
– Et vous, murmura la jeune fille, ne m’avez-vous point promis quelque chose ? »
 
Gaulow sourit comme il savait sourire :
 
« Ah ! ah ! fit-il, vous pensez encore au coffret byzantin ?
 
– Je vous ai dit, Kara Selim, combien je tenais à ce coffret et qu’il est plein pour moi des plus précieux souvenirs, des médailles, des bijoux que je considère comme des fétiches, et que l’on m’a fait regarder comme tels depuis ma plus tendre enfance ; comment pouvez-vous vous étonner que j’y tienne, et que, surtout dans un jour comme celui-ci, je veuille les toucher ?…
 
– Vous les toucherez ! Vous les toucherez, Ivana, promit Kara Selim, de sa voix la plus douce, mais comprenez que je ne pouvais faire apporter dans la chambre nuptiale un meuble qui y serait en ce moment déplacé. Regardez cette chambre et remarquez que, selon l’usage, vous n’y voyez ni chaise, ni sofa, ni coffre d’aucune sorte, rien en dehors de l’aski. C’est la coutume qui le veut ainsi[1]. Ce soir, vous trouverez tout le mobilier dont vous pourrez avoir besoin et ce coffret byzantin dont vous avez tant envie. »
 
Elle le remercia et il s’éloigna car un eunuque venait au-devant de lui et faisait signe qu’il avait une communication pressante à lui faire. On venait alors lui annoncer l’arrivée de Kasbeck et, aussitôt, il quitta sa jeune épouse, laquelle, le voyant s’éloigner, poussa un profond soupir de soulagement.
 
Cependant la foule curieuse des femmes l’entourait et elle dut rester exposée ainsi à leurs regards, à leurs remarques et quelquefois à leurs quolibets, pendant plus de deux heures. Elle étouffait, elle eût voulu se lever, respirer un autre air que celui-ci, qui était surchargé de parfums, mais la terrible kadine était là qui veillait à ce qu’elle ne fit aucun mouvement qui ne fût permis par le cérémonial.
 
Enfin, on ouvrit la porte de la chambre du trousseau, et toutes les kadines et les invitées venues du dehors s’y précipitèrent.
 
On peut s’imaginer qu’il y eut de nombreux cris d’admiration dans la chambre du trousseau d’Ivana. Le seigneur Kara Selim devait avoir bien fait les choses. Cependant, beaucoup de ces dames sortirent du djeiss-odassi avec des rires et des réflexions désobligeantes qu’elles exprimèrent assez haut pour que la nouvelle mariée, toujours assise sous son dais comme une idole, les entendît.
 
« Il y avait dans cette chambre, disaient-elles, de grandes richesses, mais elles ne leur étaient pas inconnues. Tous ces objets somptueux avaient déjà servi à la dernière kadine favorite, celle dont Ivana venait prendre la place. »
 
Et, à propos de cette kadine, les unes se racontèrent à l’oreille, mais toujours assez haut pour être entendues de la fiancée, qu’on ne la reverrait plus, car elle s’était montrée si insupportable à la suite de sa disgrâce que Kara Selim, pour s’en débarrasser, n’avait pas hésité, la nuit dernière, à la faire précipiter dans le ialniss guidich (ce que M. Priski appelait le « je prends tout et je ne rends rien ! » et ce qui signifiait textuellement « l’aller seulement »), dans la terrible oubliette de la cour des esclaves !…
 
Cette petite nouvelle, rapportée certainement dans le sentiment de faire réfléchir la nouvelle maîtresse sur la fragilité des choses humaines, ne parvint pas cependant à faire frissonner Ivana qui, en ce moment, n’avait pas peur de la mort, mais de l’amour.
 
Enfin la maîtresse des cérémonies donna le signal pour que l’on se rendît au réfectoire, et Ivana put quitter l’aski et se mêler au reste de la société, qui ne cessa de l’assourdir de compliments et de commérages, tout en se bourrant de sauces et de sucreries.
 
Pendant ce temps, la chambre nuptiale restait vide. Mais bientôt, elle était envahie par les esclaves chargées de meubles, sous la conduite de la maîtresse des cérémonies, qui faisait remplacer l’aski par un grand lit en marqueterie, disposait avec régularité les fauteuils et les sofas, la table de toilette, et tout ce qui pouvait apporter un peu de confort moderne à cette pièce si nue tout à l’heure. Ayant jeté un coup d’œil à tout cet assemblage d’une richesse de fort mauvais goût, mais qui la contenta parfaitement, la yen-khieh-kadine s’en alla enfin en fermant les portes. Si par hasard elle fût revenue une heure plus tard, ses oreilles auraient été certainement surprises par un bruit d’une nature particulière qui venait de la fenêtre du fond, de cette fenêtre à balcon, garnie de grilles et de treillages dorées appelés djambas, sur laquelle elle avait fait glisser un haut rideau de tapisserie. Mais elle ne vint pas, et ce bruit, qui était comme une sorte de grincement ressemblant singulièrement à celui que produirait une lime mordant et usant le fer, se continua à peu près jusqu’au moment où nous retrouvons notre Rouletabille accourant au selamlik, Rouletabille que la bienveillante hospitalité de Kara Selim avait envoyé chercher et qui se rendait à cette nouvelle invitation en toute hâte, avec ce bon La Candeur, qui paraissait du reste aussi essoufflé que lui.
 
« Pourvu que l’on ne se doute de rien !… murmurait celui-ci, qui n’avait point perdu l’habitude de trembler à propos de tout et à propos de rien…
 
– Vladimir est venu nous chercher tout de suite, répliquait Rouletabille. Ils doivent bien comprendre qu’il nous fallait au moins le temps de nous habiller…
 
– Tout de même, c’est une veine, cette fête !… Si tous ces gens-là ne passaient pas leur temps à boire, à manger et à danser, il y a beau temps qu’ils auraient levé le nez en l’air et qu’ils nous auraient coffrés, avec notre manie de nous promener sur les toits !
 
– Touche du bois ! commanda Rouletabille, superstitieux. Il ne faut jamais évoquer la catastrophe !
 
Saperlotte !… fit La Candeur en arrêtant soudain Rouletabille et en devenant tout pâle…
 
– Quoi encore ?… qu’y a-t-il ?… mais parle donc !
 
– Eh bien, nous sommes partis si vite que j’ai oublié de retirer la corde… Elle est toujours attachée à la cheminée et elle se balance dans le vide !…
 
– Malheur !… Tu n’en fais jamais d’autres !… gronda Rouletabille…
 
– Si je courais dire à Vladimir de refaire le chemin des courtines et d’aller l’enlever !…
 
– Oui, va !…
 
– J’y vais !… »
 
Et le bon La Candeur se disposait à aller réparer sa gaffe quand une main se posa un peu bien rudement sur son épaule…
 
Il se retourna…
 
C’était Stefo le Dalmate, accompagné de cette sorte de chapelain qui parlait si bien le français.
 
« Eh ! messieurs ! que devenez-vous ? demanda cet homme au béat sourire. Il ne manque plus que vous au selamlik. Notre seigneur Kara Selim vous a déjà réclamés deux fois…
 
– Monsieur, dit Rouletabille, nous étions bien fatigués de notre journée d’hier et nous prenions quelque repos quand on est venu nous inviter de la part de Kara Selim…
 
– Oui, nous étions encore tout endormis, ajouta La Candeur, si bien, monsieur, que j’ai oublié mon mouchoir de poche et que je retourne le chercher si vous n’y voyez aucun inconvénient.
 
– Jamais de la vie !… Vous vous moucherez dans votre serviette », répliqua cet homme sale et tyrannique qui, aidé de ce grand brutal de Stefo le Dalmate, poussa les deux jeunes gens dans la salle du banquet.
 
Quant à Kasbeck, qui avait aperçu deux habits à l’européenne et qui s’était fait aussitôt renseigner sur les voyageurs, il voulut qu’on lui présentât tout de suite les journalistes.
 
Rouletabille fut très heureux de faire la connaissance de ce majestueux et brave eunuque auquel il allait pouvoir demander quelques précieux renseignements sur la marche de la cérémonie.
 
Rouletabille avait besoin de savoir, dans le détail, comment on se marie en Turquie. Kasbeck, justement, ne lui marchanda point son bavardage. L’eunuque était surtout fier de montrer sa pure science de la langue française et de vanter les mœurs turques dont il faisait la condition du bonheur parmi les hommes.
 
En même temps, il sirotait doucement un petit verre d’alcool, ce qui n’est point absolument défendu par le Prophète, qui n’a pensé qu’au jus de la vigne…
 
« Ce qu’il y a d’admirable chezvous autres Orientaux, dit Rouletabille, c’est votre philosophie…
 
– Certes oui !… cela même est une condition du bonheur… C’est pourquoi je ne crois pas que Kara Selim soit jamais heureux, fit-il. Il est resté un homme de l’Occident et ne sait que courir les aventures nouvelles… Il se remue trop. Il n’est pas assez gras !… Regardez-moi la figure qu’il fait : il est sinistre.
 
– Il trouve peut-être que nous l’ennuyons, dit le reporter… Il voudrait, sans doute, avoir déjà rejoint sa jeune épouse…
 
– Halte-là ! Pas avant l’ombre du soir, mon petit ami !…
 
– Ah ! vraiment, pas avant l’ombre du soir…
 
– Non ! non !… jusque-là il n’a pas le droit de remettre les pieds dans la chambre nuptiale. Maintenant il nous appartient !… »
 
Rouletabille, sans doute, n’avait point besoin d’en savoir davantage, car il fit un signe à Vladimir, et ils s’esquivèrent avec une rapidité que Kasbeck trouva assez déplacée. Quand il tourna la tête, le jeune homme n’était plus là.
 
Rouletabille et La Candeur sortirent du selamlik sans grande difficulté, en évoluant avec adresse parmi les groupes étendus sur les tapis et en se frayant un chemin au milieu des comédiens et des danseurs.
 
« Dépêchons-nous, disait Rouletabille, et nous arriverons certainement à achever notre besogne avant « l’ombre du soir ». Ce M. Kasbeck est un bien brave homme d’eunuque… Il m’a un peu rassuré, car nous avons encore du temps devant nous…
 
– As-tu remarqué, demanda La Candeur, comme ce M. Kasbeck a une drôle de voix ? Il a la voix comme cassée ; c’est peut-être à cause de cela qu’on l’appelle : Kasbeck. »
 
Mais ils eurent bientôt fini de rire.
 
Comme ils sortaient du cloître qui précédait le selamlik pour entrer dans la « baille », ils revirent en face d’eux Stefo le Dalmate et l’homme qui parlait si bien français.
 
En même temps, une vingtaine de soldats les entourèrent et ils ne purent plus ni avancer ni reculer.
 
« Qu’est-ce que ça signifie ?… » demanda Rouletabille atrocement pâle, car il comprenait que, dans ce moment où le salut d’Ivana ne dépendait plus que de sa liberté, on le faisait prisonnier !…
 
Il essaya toutefois de payer d’audace.
 
Mais une voix le fit se retourner et il dut s’appuyer contre le mur pour ne point tomber : cette voix-là était celle de M. Priski, de ce cher M. Priski lui-même qui lui disait :
 
« Cela signifie, monsieur Rouletabille, que j’avais bien raison de vous dire que vous aviez tort de jouer ce gros jeu-là ! et que toute cette petite histoire se terminerait beaucoup plus mal pour vous que pour moi !… Je ne vois guère que M. le neveu de Rothschild qui pourrait maintenant s’en tirer… et encore il faut que son oncle l’aime bien !… »
 
Ni Rouletabille ni La Candeur n’eurent le temps de répondre, car les soldats les emmenèrent avec assez de brutalité.
 


[1] Trente ans dans les harems d’Orient.