| 8. Le Château Noir
« Si ces messieurs veulent se changer ! Ils ont eu bien vilain temps ! » C’est par ces paroles de bonne hospitalité prononcées par un majordome obséquieux que Rouletabille et ses compagnons sont accueillis. « On n’est pas mieux reçu dans une pension suisse !… observe tout haut le reporter. – Pourvu que nous n’y trouvions pas Marko le Valaque ! s’exclama Vladimir, qui n’avait pas cessé pendant tout le voyage de songer à ce redoutable concurrent en mauvaises nouvelles. S’il ne nous a pas suivis, c’est qu’il nous a précédés. Il est peut-être mieux renseigné que nous sur ce que nous venons faire ici !… » Ceci était une allusion directe à la discrétion de Rouletabille qui n’avait pas encore instruit d’une façon bien précise ses compagnons sur sa mission et les dangers qu’elle allait leur faire courir. « Monsieur nous fait injure en comparant Le Château Noir à une pension de famille, reprend le majordome… nous ne recevons ici que des voyageurs de choix et il ne faudrait pas prendre notre maison pour une gargote… L’hospitalité de Kara pacha est célèbre à la ronde et je suis chargé d’annoncer à ces messieurs que notre illustre maître se fait une vraie joie de les recevoir ! – En vérité, il nous attendait ?… – Vous avez été annoncés par notre intendant qui vous a, paraît-il, aperçus de loin sur nos terres… – Où avez-vous donc servi, mon garçon ?… – Au café Hongrois, à Budapest. – Au café Hongrois ? Moi aussi, s’écria Modeste. Encore un café qui ferme à trois heures du matin ! – Et comment êtes-vous là ? demanda Rouletabille. – Ce fut un soir que Kara Selim, qui était venu au café Hongrois, m’entendit parler plusieurs langues. Le digne seigneur avait besoin d’un interprète. Il me proposa aussitôt des conditions telles que j’acceptai de le suivre jusque chez lui comme drogman. La place n’est pas mauvaise… je ne me plains pas… En plus des pourboires… j’ai aussi ma part sur les bénéfices. Si ces messieurs veulent me suivre… » Nos voyageurs regardaient, un peu ébahis, ce garçon vêtu d’une longue capote toute galonnée d’or, comme on voit aux serviteurs des palaces, et qui racontait si tranquillement son « boniment » devant une demi-douzaine de gens à figure plutôt rébarbative qui étaient assis sur les bancs de pierre de ce singulier vestibule dont le plafond en forme de voûte réunissait les deux tours d’entrée entre lesquelles se trouvait la poterne. Ces soldats de fortune, un peu débraillés, et du reste armés jusqu’aux dents, jouaient entre eux en buvant du raki. Ils jouaient aux dés et Vladimir appréciait les coups. « Vous faites bon ménage avec ces gens-là ? demanda Rouletabille au majordome. – Oh ! monsieur, ils ne sont pas méchants et ils ont tout ce qui leur faut. Vous pouvez parler tout haut, ils ne comprennent pas le français. Moi, je suis d’origine polonaise et je m’appelle Priski, pour vous servir. Notre intendant m’a dit de me mettre à votre entière disposition. Vous n’avez rien à craindre. Son Excellence Kara Selim est dans ses bons jours. Il est amoureux. Il se marie et il y en aura des fêtes ici ! Il a invité tous les hobereaux de la contrée, comme on dit chez vous, et des voyageurs comme vous, en une pareille circonstance, ne manqueront pas d’être les bienvenus. – Est-ce qu’ils sont toujours les bienvenus, les voyageurs ? interrogea La Candeur avec un coup d’œil à Rouletabille qui voulait faire entendre bien des choses. – Toujours, monsieur, répliqua l’autre avec un drôle de sourire. Mais, je vous en prie, si vous voulez me suivre, je vais vous montrer vos chambres. – Elles sont loin, ces chambres ? – Non, monsieur, je vais vous y conduire, c’est à l’hôtel des Étrangers. – À l’hôtel des Étrangers ? – Oui, c’est ainsi que nous appelons le donjon. Oh ! vous serez là comme chez vous. Venez ! » Et il fit signe à toute la caravane de le suivre. Ils traversèrent toujours sous la pluie, une immense « baille » qui était pleine de soldats de Gaulow, c’est-à-dire de brigands fort joyeux, dont la plupart avaient le type pomak, qui riaient, jouaient et buvaient sous des tentes qu’ils avalent dressées dans cette cour, comme en plein bled. D’autres s’étaient réfugiés sous les auvents, sous les baraquements qui se dressaient au pied des courtines reliant les tours entre elles. Des feux étaient allumés çà et là, autour desquels gesticulaient des silhouettes de démons. Il y avait une dispute au couteau dans un coin. Toute cette partie du château était réservée à la plus basse soldatesque, si l’on peut même ainsi s’exprimer en parlant d’une pareille troupe. « Si monsieur veut s’abriter sous mon parapluie ! » Car ce majordome avait un énorme parapluie rouge, comme en ont les portiers d’hôtel pour aller quérir par mauvais temps les voyageurs à leur descente de voiture. Bien qu’il fût habitué depuis qu’il avait franchi les « portes de fer » de l’Orient à un mélange des plus savoureux de barbarie et de civilisation, Rouletabille ne put s’empêcher de sourire au parapluie rouge tenu si honnêtement par ce laquais en livrée qui bousculait d’authentiques bandits aux fins qu’il arrivât, sans être trop mouillé, à l’hôtel des Étrangers qui était le donjon !… On les y conduisait tous à l’hôtel des Étrangers ! tous, bêtes et gens, toute la caravane… « Vous verrez, monsieur, disait Priski, vous y serez comme chez vous… Si vous avez besoin de quelque chose, vous n’aurez qu’à me demander. Et puis, vous y serez à peu près tout seuls… Nous n’avons, pour le moment, qu’une honorable famille allemande de Hambourg… le père, la mère, les deux filles et le petit garçon, âgé de onze ans… Nous devons les garder encore huit jours, mais ils ne font pas de bruit… ajouta Priski, s’arrêtant devant une poterne et en tirant de son énorme poche un énorme trousseau de clefs. – Ah ! ah ! dit Rouletabille, en affectant de plaisanter, je crois que nous voici arrivés à notre prison ?… » La Candeur sursauta. Il n’aimait pas beaucoup ces plaisanteries-là. « Votre prison ?… Ce n’est pas une prison… Vous pouvez entrer et sortir quand vous voulez du donjon et vous avez le droit de vous promener dans toutes les cours du château et dans le château, excepté, bien entendu, dans le selamlik de Kara Selim et dans le harem, n’est-ce pas ? – Et hors du château ? demanda La Candeur. – Hors du château, répliqua Priski en riant, il faut une permission ! – Bien ! Bien ! fit Rouletabille… compris !… Nous voilà logés à la même enseigne que la famille allemande… – Eh bien, voulez-vous que je vous donne un bon conseil ? leur souffla Priski… Ne faites pas comme la famille allemande, ça lui portera malheur… Voyez-vous… il vaut mieux se faire une raison… accepter le coup du sort, être raisonnable quant à la note à payer et ne point repousser comme des gens mal élevés les invitations que ne manquera point de vous faire Kara Selim pour ses noces !… Les Allemands boudent… Le pacha noir n’aime pas ça !… Entrez, messieurs, je vous en prie, n’ayez pas peur… Tenez, voilà la clef… Elle est à vous… Chaque voyageur a sa clef… Nous vous recommandons seulement de ne pas oublier de fermer la porte… car, entre nous, le pays n’est pas sûr… Parmi tous ces gens que nous venons de croiser dans la baille, il s’en trouve qui ont reçu une mauvaise éducation et qui ne sont point toujours d’une extrême délicatesse : voilà pourquoi nous avons reçu l’ordre de tout mettre sous clef… C’est plus prudent… et il ne faut tenter personne, n’est-ce pas ?… – Priski, vous me paraissez tout à fait un brave homme ! Tu as entendu monsieur, La Candeur ?… Commences-tu à te tranquilliser ? – Monsieur n’était donc point tranquille ? demanda Priski. – C’est que, fit Rouletabille, on avait raconté à monsieur des histoires de brigands ! – Il y a toujours de mauvaises langues ! » ricana Priski. La Candeur était anéanti. Il ne pouvait plus douter que ses compagnons et lui fussent tombés entre les mains d’une bande de brigands. Et il se mit à trembler, sans avoir la force de prononcer une parole. Généralement il ne faisait point étalage d’une exceptionnelle bravoure. Son amitié pour Rouletabille lui servait de courage et il fallait que celle-ci fût bien forte pour qu’il eût accepté de faire partie d’une expédition pareille, qui débutait d’une façon aussi malheureuse. Quant à Rouletabille, il paraissait enchanté. Au fond, les choses, pour lui, ne se présentaient point trop mal. Et du reste il n’avait qu’à se rappeler toutes les histoires analogues arrivées récemment à des voyageurs en Épire et aussi la capture de quelques amis qu’il avait vus à Tanger et qui s’étaient laissés surprendre par un pacha des environs, pour ne point juger sa propre aventure trop exceptionnelle. La montagne musulmane, où qu’elle se trouve, est toujours restée très féodale et le brigand avec lequel on a affaire est souvent un merveilleux seigneur, féroce quand il le juge nécessaire, mais très aimable homme si on ne le contrarie pas. Nos voyageurs se trouvaient sous une nouvelle voûte creusée dans le mur de ronde qui isolait tout à fait le donjon du reste du château. Ce mur, appelé en terme d’architecture du Moyen Âge, chemise, « chemise du donjon », clôturait une bande de cour circulaire au centre de laquelle se dressait le donjon lui-même. Au deuxième étage de l’énorme tour, une lumière brillait à une fenêtre. « C’est la famille allemande, dit Priski, en montrant du doigt la vitre éclairée. Ils doivent être en train de dîner ; ils ont refusé d’aller dîner avec Kara Selim ; ils ont eu tort. Il y a gala ce soir. J’espère que ces messieurs ne feront pas comme les Allemands… Ces messieurs aussi sont invités !… – Nous acceptons ! dit Rouletabille. – En ce cas, je conseillerai à ces messieurs de ne plus perdre une minute. Ces messieurs n’ont que le temps de s’habiller ! » Et il traversa la cour en hâte, toujours en protégeant Rouletabille de son parapluie rouge. Les murs du donjon plongeaient dans un fossé ; un pont était jeté sur ce fossé, que Rouletabille, La Candeur et Vladimir traversèrent cependant qu’Athanase restait, comme les autres domestiques, à soigner les bêtes dans la courette, où il trouvait de quoi loger tous les impedimenta sous un hangar adossé à la « chemise ». Le majordome avait refermé son parapluie. Parvenu dans la salle des gardes, il avait craqué une allumette et allumé trois bougies, prises, comme il disait « au bureau de l’hôtel ». Cette salle des gardes, avec ses piliers trapus, ses voûtes gothiques, son âtre prodigieux, n’aurait point manqué de soulever l’enthousiasme d’un ami des monuments historiques, si l’aspect n’en avait été quelque peu gâté par la vision, contre la muraille, d’un tableau où l’on avait peint les numéros des chambres, où l’on avait suspendu des clefs, et près duquel, sur une petite tablette, on avait aligné des bougeoirs. Le cuivre de ces bougeoirs brillait d’un éclat incomparable. « Ça a l’air d’être tenu proprement, fit remarquer Vladimir, lequel s’amusait beaucoup depuis qu’il se savait prisonnier « chez des brigands ! » – Monsieur, répliqua le majordome, c’est moi-même, ce matin, qui ai frotté les bougeoirs au « brillant belge ». Mais déjà Priski s’était plongé dans le mystère d’un étroit escalier en colimaçon, qui grimpait à l’étage supérieur. Nos jeunes gens l’y suivirent. Au premier étage, Priski leur montra trois chambres qui communiquaient entre elles de plain-pied : « C’est ce qui nous reste de mieux à vous offrir, pour le moment ! dit-il. – Mais c’est parfait ! exprima Rouletabille en examinant avec une satisfaction non dissimulée l’ameublement propret acheté certainement dans quelque bazar moderne, les petits lits de camp, le linge bien blanc, les petites descentes de lit et les petites tables de toilette de ces trois formidables chambres dont les murs avaient cinq mètres de profondeur et dont les fenêtres semblaient des embrasures prêtes à recevoir des canons ou tout au moins des fauconneaux. – Mon Dieu ! monsieur… nous tenons à ce que nos voyageurs sortent d’ici assez contents et qu’ils aient le moins de reproches à nous faire. Évidemment vous ne trouverez pas à l’hôtel des Étrangers le luxe du Carlton à Londres ou à Paris, mais nous avons fait notre possible pour que vous ne manquiez point de ce qu’on appelle en Turquie le hirchnut, c’est-à-dire le confort ! – Priski !… seriez-vous assez aimable pour dire à mon valet de chambre de monter ma cantine. Je vais m’habiller ! » Mais déjà Vladimir s’était précipité et nos gens procédaient avec soin à leur toilette et Rouletabille revêtait son smoking, cependant que Priski allumait du feu dans les cheminées, et quelles cheminées !… On eût pu y brûler des arbres !… « La seule chose que je craigne, émit Priski en s’arrêtant de souffler sur les braises, est, qu’au jour, vous ne trouviez vos chambres un peu sombres ; mais que ces messieurs prennent patience… dans huit jours, comme je vous l’ai dit, ces vilains Allemands nous auront débarrassé le plancher et vous pourrez prendre leur place. Le second étage, en effet, est plus gai, plus clair, plus aéré ! Je regrette bien que vous soyez arrivés si tard ! – Cependant, fit Rouletabille, si les Allemands n’ont point consenti à s’entendre pour ce que vous m’avez dit tout à l’heure… – Ah ! s’ils ne veulent point payer la note !… eh bien, mais ils s’en iront tout de même. – Ils s’en iront sans payer ? osa demander avec un léger mais nerveux sourire le timide La Candeur. – Oui, monsieur, sans payer !… Vous comprenez… Nous ne forçons personne. Paye qui veut ! – Et alors ? se risqua-t-il à demander encore. – Alors, c’est monsieur Djellah qui vient les chercher… – Qui est-ce monsieur Djellah ? leur consul ? – Non, monsieur, monsieur Djellah n’est point leur consul ; monsieur Djellah, c’est « monsieur Bourreau » ! – Ouais ! soupira La Candeur en s’affalant. – Vous voyez, continua l’excellent Priski, qu’au fond, il vaut mieux s’arranger… – Mais si l’on n’a plus d’argent pour payer ! monsieur le majordome ! ! ! finit par exploser La Candeur, lequel trouvait maintenant ce M. Priski moins drôle qu’on n’aurait pu le juger tout d’abord. – Oh ! plus d’argent pour payer ! sourit Priski en secouant la tête avec un évident scepticisme. On dit d’abord cela, que l’on n’a plus d’argent pour payer !… et puis on en trouve bien tout de même, allez ! – Vous êtes bon, vous ! Ça dépend encore de ce qu’on demande ! exprima lugubrement La Candeur… Est-ce que vous demandez cher ? – Nous demandons toujours une somme honorable ! – Honorable ! Honorable ! Il s’agit de savoir ce que l’on entend par honorable ! ! !… combien demandez-vous par personne ? » Mais Vladimir lui fit signe de se taire et prit la parole à son tour d’un air innocent. « Il ne s’agit pas de savoir ce qu’on nous prendrait par personne… Les habitudes de ces messieurs de la montagne sont de traiter en bloc, les riches payant pour les pauvres… Je crois qu’avec une dizaine de mille francs !… hein ? » Priski ricanait. « Vingt mille… » continua Vladimir. Priski haussa les épaules. « Trente mille !… » Priski se moucha dans un mouchoir immense et fit entendre un fort méprisant bruit de trompette. La Candeur alors se leva dans une grande agitation et demanda tout pâle : « Est-ce que vous nous lâcheriez tous pour quarante mille francs ? – Vous voulez rire, messieurs ! déclara en souriant M. Priski. Nous ne recevons pas l’aumône !… D’abord, nous ne nous occupons jamais des gens à moins de cent mille francs… Il ne faut pas que ces messieurs oublient que nous avons des frais !… » Sur quoi M. Priski salua, engageant les jeunes gens à terminer tôt leur toilette. Aussitôt qu’il fut parti, Rouletabille dit à La Candeur : « T’en fais une binette !… parce qu’ils ne voudraient pas nous relâcher pour quarante mille francs !… qu’est-ce que ça peut bien te faire ? Tu sais bien que je n’ai plus que quelques billets… – Ce que j’en disais, c’était pour savoir… ! répondit l’autre évasivement. On peut toujours bien demander !… Eh bien, nous voilà dans un joli pétrin !… Ah ! ça, mais tu n’es pas fou de nous avoir conduits dans ce pays-là ! – Tu m’écœures ! fit Rouletabille ; tes plaintes n’ont jamais été plus nauséabondes. Dépêche-toi de t’habiller… Moi je vais faire un petit tour… – Où vas-tu ? – Si on te le demande… » Mais il était déjà parti… Cinq minutes plus tard, il revenait, l’air radieux. « All right ! Tout va bien !… – Tu trouves ! reprit La Candeur. – Ah ! tu ne vas pas recommencer ! – Si encore on savait pourquoi on est venu ici !… regrogna-t-il, entêté. – Le fait est, exprima Vladimir, que le moment serait peut-être venu de nous le dire ! – Ma foi, je n’y vois plus aucun inconvénient », répondit Rouletabille. Et, après avoir allumé sa pipe, il leur avoua qu’il les avait jetés dans une aventure dans le dessein tout naturel de leur faire accomplir un reportage unique au monde et qui, certainement, ferait mourir de désespoir et d’envie Marko le Valaque lui-même ! À ces mots, Vladimir ne se sentit plus de joie, cependant que La Candeur, plus maussade que jamais, attendait que Rouletabille eût fini de s’expliquer. Celui-ci se plaça entre eux et leur dit tout bas : « Eh bien, voilà ! Kara Selim, le seigneur de ce château a volé au général Vilitchkof les plans de la mobilisation bulgare et j’ai promis au général Stanislawof de les lui rapporter !… qu’est-ce que vous dites de ça ?… » Vladimir déclara simplement en se frottant les mains avec jubilation : « À voleur, voleur et demi ! on tâchera d’être à la hauteur » !… Rouletabille sourit et se tourna vers La Candeur. « Et toi, La Candeur, qu’est-ce que tu dis ? – Je dis que je m’en f…, moi, des plans de la mobilisation bulgare, et ce n’est pas encore pour ça que je m’emploierai à me faire casser la g… ! Les Bulgares et les Turcs je les mets tous dans le même sac !… je dis que je regrette ma manille de la brasserie Montmartre !… – Moi aussi, je m’en f… des plans de la mobilisation bulgare !… gronda Rouletabille en regardant La Candeur sous le nez. Mais je vais te dire : il y a une chose dont je ne me f… pas, pour parler ton langage d’apache… – J’aime mieux les apaches que les Bulgares !… – Vas-tu m’écouter, espèce de buse !… Ce n’est pas seulement des documents que Kara Selim a volés au général Vilitchkof ! Mais il lui a pris encore sa nièce !… – La belle Ivana ! s’exclama Vladimir… – Ah ! je comprends tout, maintenant ! murmura La Candeur en poussant un soupir à fendre la muraille, c’est pour ça qu’on est parti si vite de Sofia !… Tu l’aimes toujours ?… – Oui, et elle se marie demain !… – Ah ! mon pauvre vieux ! ressoupira La Candeur, t’en as une veine !… – Hein ? – Je te dis que t’en as une veine ! quand je pense que tu aurais pu te marier avec une Bulgare !… » Rouletabille se fâcha tout rouge. Il adorait Ivana et il s’efforça de faire comprendre à l’entêté La Candeur qu’il y a Bulgare et Bulgare et qu’Ivana comme le général Stanislawof étaient de sincères amis de la France, mais il eut beau dire, La Candeur mettait Bulgares et Pomaks dans le même sac et maudissait en bloc tous ces pays où il fallait payer pour se faire garder par des voleurs et payer encore pour ne pas se faire couper la tête par M. Bourreau ! À ce moment, la porte se rouvrit et réapparut l’aimable majordome. « Il ne vous coupera pas la tête, annonça cet excellent M. Priski. – Vous croyez ? fit La Candeur arrêté soudain dans son désespoir, vous croyez qu’il ne me coupera pas la tête ?… – Non ! dit Priski. Il empale !… » La Candeur se mit à gémir, cependant que M. Priski éclatait de rire. « C’est évidemment très drôle ! fit Rouletabille, qui, lui aussi, commençait à trouver ce M. Priski moins plaisant. – Mon Dieu, monsieur, répliqua Priski, je ris parce que je vois à qui j’ai affaire. On ne voyage point comme ces messieurs sans avoir laissé derrière soi quelques petites ressources… Ces messieurs ont des parents… – Je suis orphelin, dit La Candeur. – Des amis… – Ah ! s’il faut compter sur les amis !… – Monsieur le majordome, interrompit Rouletabille, si vous êtes chargé par quelqu’un de nous interroger pour savoir « s’il y a à faire », vous répondrez de notre part à ce quelqu’un que nous sommes de pauvres journalistes, mais que nous appartenons à un journal fort prospère qui ne reculera pas devant un raisonnable sacrifice pour être agréable à votre maître. – Eh bien, mais voilà une bonne parole. Il n’en faut pas davantage pour commencer. – Comment, pour commencer ? – Mais oui, nous avons l’habitude ! Aujourd’hui nous apprenons que Monsieur est un pauvre journaliste – il montrait Rouletabille. Demain, Monsieur – il montrait La Candeur – voudra bien nous avouer qu’il est un sérieux « barine », un tout à fait charmant seigneur, dont il a bien l’air, du reste ! – Moi, moi, un seigneur ! s’exclama La Candeur, furieux. – Je ne dis point cela pour vous outrager ! En attendant, si ces messieurs sont prêts, je vais avoir l’honneur de précéder ces messieurs. » Les trois jeunes gens suivirent à nouveau Priski qui les arrêta une seconde dans l’escalier pour monter à l’étage supérieur. On n’avait toujours pas revu Athanase Khetev ; mais, selon son habitude, Rouletabille laissait faire au Bulgare ce qu’il voulait, ne s’occupant jamais de lui. De son côté, Athanase n’avait aucune sympathie pour le reporter qui, plus d’une fois, devant lui, avait eu le tort de ne pas assez cacher l’intérêt personnel qu’il portait à Ivana. « Je vais voir, avait dit M. Priski, ce que devient ma famille allemande. » Il disparut une minute et redescendit. « Rien à faire ! soupira-t-il. Ils sont enragés. J’ai frappé à la porte : ils ne m’ont même pas ouvert et ils ont répondu à toutes mes questions en entonnant le Deutschland über alles ! » À ce moment, comme les jeunes gens débouchaient à nouveau dans la baille, le bruit d’une cloche se fit entendre. « La cloche du dîner ? interrogea Rouletabille. – Non, monsieur, c’est la cloche du pont-levis. Ce sont nos gens qui rentrent… » En effet, Rouletabille et ses compagnons assistèrent presque aussitôt à l’invasion de la baille par une troupe invraisemblable de bandits boueux et ruisselants qui se jetaient en bas de leurs bêtes avec des jurons forcenés où Allah trouvait son compte comme tous les autres dieux de la création. « Messieurs, si vous n’aviez pas été surpris par la tempête, émit l’aimable Priski qui ne laissait jamais tomber la conversation, ou si vous aviez pu échapper à l’ouragan, croyez-vous que vous auriez échappé à ces gens-là ? – Qu’est-ce donc que ces gens-là ? – Monsieur, ce sont nos zaptiés (gendarmes) qui sont chargés de la sûreté de nos routes… – Décidément, déclara le reporter, il était écrit que nous devions faire connaissance ce soir ! – C’est bien cela, monsieur, kismet ![1]… » Et il les poussa devant lui. Mais un grand diable d’Albanais, appuyé sur son fusil, leur barra le passage et leur adressa quelques mots impératifs dans un jargon que personne excepté Priski ne pouvait comprendre. « Messieurs, fit Priski, j’avais oublié de vous présenter cet excellent homme qui est le concierge du donjon. Il couche dans cette petite guérite à seule fin que si vous aviez besoin de quelque chose, la nuit, vous ayez quelqu’un sous la main. Pour le moment, il vous demande de lui montrer le fond de vos poches et de déposer dans sa guérite vos armes, si par hasard vous en aviez. C’est le règlement. Il est défendu de se promener armé dans le château. » À ce dernier énoncé du règlement, Rouletabille, en face de toutes les armes qui se promenaient à toutes les ceintures dans cette redoutable baille, ne put s’empêcher de sourire ; cependant il ne fit aucune difficulté pour « retourner ses poches » et donner son revolver, un gentil petit browning auquel il tenait beaucoup. Les deux autres firent de même. « Ces armes ne sont pas perdues ! fit Priski. On vous les rendra en partant. Demain matin, le kiaiah, notre intendant, viendra également chez vous, faire l’inventaire de vos bagages et vous débarrasser de tout cet encombrant matériel de guerre que les voyageurs ont coutume de traîner toujours avec eux dans ce pays. La chose serait déjà faite si notre kiaiah n’était très occupé ce soir. En tout cas, messieurs, je vous conseille de ne point conserver une arme sur vous ; il y va de la peine de mort ! – Non ! s’écria La Candeur. Puis-je au moins conserver ceci ? » Et il sortit une sorte de petit canif agrémenté de tout ce qu’il faut pour se curer les dents, se limer les ongles et déboucher les bouteilles. Le grand Albanais examina curieusement l’objet, en fit jouer toutes les lames et finalement le garda. « Mais c’est un canif de poche ! s’écria le pauvre La Candeur. – C’est sans doute à cause de cela ! fit Priski, que l’Albanais l’a mis dans la sienne !… » Le géomètre le plus habile eût éprouvé quelque difficulté à établir le plan de cet entassement de constructions qu’on appelait la Karakoulé. Le sommet du rocher étant fortement incliné du sud au nord, les bâtiments grimpaient les uns sur les autres et le premier étage de telle façade devenait, par-derrière, un rez-de-chaussée. Ainsi, toutes les parties de l’enceinte que les jeunes gens traversèrent, communiquaient entre elles par des escaliers et des voûtes innombrables et n’en restaient pas moins séparées par des murs crénelés qui faisaient de chacune de ces bâtisses autant de réduits, autant de forteresses qu’il eût fallu prendre les unes après les autres ! « Messieurs, fit Priski, je vous laisse entre les mains de notre kaïmakan[2] ! »
[2] Sorte de khalifat, de « second du pacha ».
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