Les Aventures de Rouletabille

| 24. la chanson de la Maritza '

 
      Rouletabille avait le cœur d’Ivana contre le sien quand elle laissa échapper ce vœu déchirant. Il la sentit vraiment si désespérée de ne pas tuer qu’il pâlit d’aimer un cœur qui savait haïr ainsi et qu’il en eut pitié :
 
« Allons, va le tuer ! dit-il.
 
– Le tuer comme je voudrai ? »
 
Ah ! l’abominable petite sauvage qu’elle était restée, en dépit de son éducation occidentale, en dépit de l’amour, en dépit de tout. Il décroisa les bras dont elle lui enlaçait le cou. Il lui rendit sa liberté sans ajouter un mot. Et elle, non plus, ne parla plus : Seulement elle descendit et elle était aussi pâle que lui. Il la regardait s’enfoncer dans le trou obscur de l’escalier et il frissonnait de l’horrible besogne qu’elle allait accomplir, vers laquelle elle descendait en s’appuyant à la muraille, comme ivre déjà du sang qu’elle se promettait de répandre…
 
Le cœur de Rouletabille était glacé. On allait vite du feu à la glace avec une aventure pareille !… Quel amour et quelle horreur ! Elle allait tuer !… Et cependant il n’y avait pas cinq minutes qu’il était sûr qu’elle avait tout fait pour épargner Gaulow depuis qu’il était en sa possession… Elle agissait tour à tour comme si elle le haïssait… et comme si… par instants… elle ne pouvait se défendre d’en avoir pitié… Gaulow était si beau ! Dans le moment elle lui en voulait peut-être de cette beauté-là !… Et, de rage contre lui et contre… elle-même… pensait Rouletabille, elle allait… atrocement, le tuer…
 
Hébété, quasi anéanti devant le mystère grandissant d’Ivana, il fixait stupidement le vaste paysage désolé, les rocs sauvages, les monts dénudés, toute cette terre tourmentée et balayée par les éternelles eaux du ciel…
 
Sur un coin de cette terre-là allait peut-être apparaître l’espoir ! Et voilà qu’il ne s’en souciait plus…
 
Il ne se souciait que d’un petit ange qui allait lui revenir tout à l’heure avec du sang sur le visage et sur les ongles, et il n’espéra plus qu’une chose, c’est que, du coup, ce serait fini, qu’il n’aimerait plus, qu’il serait pour toujours débarrassé de cet amour-là !…
 
« Monsieur, voici la jumelle… »
 
Il se retourna. Vladimir était devant lui, mais dans quel accoutrement !… Un vêtement énorme et singulier le faisait trois fois plus gros que nature.
 
« Qu’est-ce que c’est que ça ?
 
– Ça, monsieur, c’est ma cuirasse !…
 
– Et pourquoi donc as-tu mis ta cuirasse ?
 
– Monsieur, pour vous prouver qu’elle peut nous être utile…
 
– Et comment va-t-elle nous être utile ?
 
– Monsieur, vous savez bien que nous ne pouvons observer le sommet Nord de l’Istrandja-Dagh qu’en traversant la plate-forme, et que cette plate-forme est balayée par le feu de la tour de veille… À cause de quoi, j’ai pensé, monsieur, qu’en me couvrant une partie du corps avec ma cuirasse, j’aurais moins de chance d’être tué qu’en ne portant pas de cuirasse du tout !
 
– Puissamment raisonné ! fit Rouletabille, mais ce n’est pas toi qui dois porter cette cuirasse, c’est moi, puisque c’est moi qui vais traverser la plate-forme.
 
– Ma foi, non, monsieur !… La cuirasse est à moi, je ne vous la prêterai pas !…
 
– Et pourquoi cela ?
 
– Parce qu’elle est trop dangereuse…
 
– Ah ! ah ! ta cuirasse est dangereuse…
 
– Oh ! très dangereuse !… Vous comprenez, il faut savoir s’en servir !…
 
– Tu m’apprendras !… Ne m’as-tu pas raconté qu’elle arrêtait les balles ? C’est le principal !
 
– Ça, monsieur, pour arrêter les balles, elle arrête les balles !
 
– Comment alors peut-elle être dangereuse ?…
 
– Parce que je vais vous dire… Ma cuirasse, comme j’ai eu l’honneur de vous l’expliquer, est formée d’une succession de tissus d’une nature telle qu’ils déchirent au passage l’enveloppe de nickel ou d’acier de la balle, au lieu d’en être déchirés…
 
– Oui, oui, je me rappelle.
 
– Et ainsi il y a à l’intérieur même de la cuirasse une sorte d’expansion, si j’ose dire… et même d’écoulement par fusion de la matière plomb… ce qui enlève à la balle toute puissance perforatrice…
 
– Eh bien alors ?…
 
– Eh bien, alors, voilà où est le danger… Tout ce grand combat entre la balle et les tissus, cet arrêt du projectile, ce déchaussement du nickel et cet épanchement de la matière plomb ne se font pas sans un certain travail.
 
– Je le pense bien !…
 
– En l’occurrence, le travail est d’autant plus considérable que la balle a été lancée avec plus de force et est plus subitement arrêtée dans sa course…
 
– Je te suis… après ?
 
– Après, monsieur, c’est bien simple… là où il y a travail, il y a échauffement !
 
– Ah ! ah ! il y a échauffement ! Je commence à comprendre.
 
– Et, là où il y a échauffement, les tissus, qui ont arrêté la balle, prennent feu !
 
– Oui ! oui ! oui !
 
– Et la cuirasse brûle !…
 
– C’est dommage !…
 
– N’est-ce pas monsieur ?… Voilà pourquoi je vous disais que l’usage de cette cuirasse demandait quelque expérience et qu’il faut savoir s’en servir…
 
– Alors, quand elle brûle, qu’est-ce qu’on fait ?
 
– Monsieur, il y a deux écoles. D’après la première, on s’en débarrasse… mais il faut la détacher avec adresse, car la cuirasse brûle assez rapidement…
 
– Et d’après la seconde ?
 
– Ah ! d’après la seconde, on l’éteint ! et ce procédé est de beaucoup le meilleur, car si on l’éteint assez vite, la cuirasse peut resservir…
 
– Monsieur Vladimir Petrovitch, je ne voudrais point vous humilier, mais je préfère aller voir ce qui se passe sur la plate-forme du donjon sans cuirasse qu’avec votre cuirasse…
 
– Monsieur Rouletabille, ceci est mon affaire… je ne vous demanderai qu’une chose, c’est de garder près de vous ce seau d’eau que je viens de monter et qui pourra vous servir à m’inonder dans le cas où ma cuirasse aurait été touchée par quelque projectile. »
 
L’enragé Slave tenait à prouver l’utilité de son invention, et quand Rouletabille, à midi moins cinq, s’élança à quatre pattes sur la plate-forme, il le suivit dans son curieux accoutrement.
 
Le dieu des batailles, de la jeunesse et de l’amour veillait sur eux ; ils purent atteindre l’extrémité opposée du donjon sans être atteints par les balles qui avaient salué leur brève apparition. Dissimulés maintenant entre deux créneaux, ils étaient à peu près à l’abri.
 
Cependant Rouletabille, la jumelle braquée sur les monts, n’apercevait rien de ce qu’il cherchait, bien qu’à cette minute le temps fût devenu clair, le voile de nuées qui cachait à demi le paysage s’étant déchiré sous l’action du vent du nord…
 
Donc Athanase n’apparaissait pas, ni rien qui pût ressembler à Athanase. Midi, midi cinq… midi dix… rien encore !…
 
Fallait-il perdre tout espoir ?… L’aventure devenait plus terrible si Athanase ne se montrait pas !… Du moment qu’il n’avait pu réussir à passer au travers de ce pays ennemi qu’il était seul à connaître, qui donc pourrait, avec quelque chance de succès, tenter à nouveau le dangereux voyage ?… Il n’y avait pas à se le dissimuler… si Athanase ne surgissait point dans le champ de la jumelle, Rouletabille pouvait en conclure que tout était fini, et qu’il ne leur restait plus, à lui et à ses compagnons, qu’à se préparer à bien mourir… Le donjon de la Karakoulé serait leur tombeau !…
 
« Monsieur ! fit entendre Vladimir… je ne vois rien non plus… aucun être humain sur ce triste rocher… Il n’y a pas à confondre… Cependant, je vous ferai observer, car j’ai de très bons yeux, que nous n’apercevons la cime que d’un côté assez restreint… il faudrait un peu avancer sur notre droite…
 
– Je veux bien, dit Rouletabille, mais nous allons être exposés, par-derrière, aux balles…
 
– Monsieur ne vous occupez pas de ça… je glisse ma cuirasse par-derrière jusqu’au-dessus de ma tête, de façon à me garder la tête et le dos. Je me mets derrière vous et je vous protège !… »
 
Rouletabille appuya un peu à droite et découvrit en effet un coin de la montagne qu’il n’avait pas aperçu… et là, à cet endroit du roc, il distingua un point… un point qui se mouvait, qui grimpait… mais était-ce Athanase ?…
 
« J’aperçois quelque chose… mais je ne suis sûr de rien, dit-il à Vladimir… Il faudrait tenir encore là quelques secondes… »
 
Les balles sifflaient autour d’eux, ricochaient sur les murs…
 
« Nous tiendrons, monsieur, nous tiendrons, j’en fais mon affaire !… Regardez tranquillement… Prenez votre temps ! ne vous pressez pas !…
 
– Ah !… c’est bien un homme !… Ah ! il s’arrête…
 
– Et d’une !… fit soudain Vladimir.
 
– Quoi donc ? demanda Rouletabille…
 
– Rien, monsieur, c’est une balle qui vient de m’entrer dans le dos !
 
– Malheureux !…
 
– Mais non !… dans le dos de ma cuirasse… et de deux ! et de trois !… et de quatre !… Brr ! Dépêchez-vous, je sens que je chauffe !… »
 
Mais Rouletabille, sans plus s’occuper du drame qui se passait derrière lui, s’écriait :
 
« C’est lui !… Il agite le drapeau blanc ! Il a réussi !…
 
– Eh bien, mais en ce cas, sauvons-nous !… Nous n’avons plus rien à faire ici », déclarait Vladimir.
 
Et, se débarrassant de sa cuirasse qui commençait à flamber, le Slave se jeta à plat ventre sur la plate-forme et regagna en rampant l’échauguette. Il était suivi de Rouletabille triomphant…
 
« Nous sommes sauvés ! s’écriait le reporter qui ne pouvait contenir sa joie !… Dites à Tondor que dans trois jours, ou quatre au maximum, on viendra nous délivrer !… Ça lui fera plaisir, à ce garçon !… Allons, Vladimir, il faut faire part de cette bonne nouvelle à toute la garnison !… Vous pouvez même glisser un mot sous la porte des Allemands !…
 
– Monsieur, dit en se retournant Vladimir, laissez-moi contempler une dernière fois ma pauvre cuirasse !… et remerciez-la, car, sans elle, nous serions quatre fois morts !… »
 
À quelques pas de là, la fameuse cuirasse rendait, en effet, sa dernière flamme, et si haut qu’Athanase dut l’apercevoir et la prendre pour un signal des assiégés répondant au sien.
 
« Vous n’en direz pas de mal surtout ? demanda Vladimir.
 
– Ma foi, non ! je regrette seulement que nous n’ayons pas eu le temps de l’éteindre !
 
– Bah ! l’eau que j’avais montée ne sera pas perdue ! exprima Vladimir, en saisissant le seau et en l’élevant à hauteur de ses lèvres. Vous savez, monsieur, qu’il faisait chaud là-bas !… Quatre balles dans le dos, ça donne soif !…
 
– Quand tu auras fini, tu me passeras la timbale », fit Rouletabille.
 
La nouvelle du succès de l’entreprise d’Athanase fut accueillie avec enthousiasme du haut en bas du donjon. Rouletabille cependant n’avait pas encore revu Ivana. Il était descendu dans la salle des gardes, dont le disque de fer, faisant communiquer le donjon avec les cachots du souterrain, était resté soulevé, après avoir livré passage à la jeune femme. Le reporter regardait le trou sombre au fond duquel, dans le moment même, devait se passer l’horrible chose.
 
Il n’osa point descendre.
 
Il attendit qu’Ivana reparût… Les minutes lui paraissaient, comme on dit, des siècles…
 
Enfin une tête surgit au ras des dalles ; on eût dit une tête de morte. Jamais il n’avait vu Ivana aussi pâle. Elle glissa hors du trou comme un spectre, comme une apparition de théâtre surgissant de sa trappe.
 
Il n’osait pas l’interroger. Du reste, elle paraissait aussi gênée que lui.
 
« Eh bien, finit-elle par lui demander d’une voix blanche, vous avez vu Athanase ? »
 
Il fit signe que oui.
 
« Il a réussi ?
 
– Oui, il a réussi…
 
– Je vous disais que c’était sûr ! Il est porté par une idée qui le fera triompher de tout !… »
 
Il y eut un silence, puis elle répéta lugubrement :
 
« De tout !… »
 
Et, disant cela, elle appuyait sa main sur le bras de Rouletabille.
 
Il n’osait pas regarder sa main… cette main qui avait travaillé, en bas, à cette abominable besogne… et il n’avait point le courage non plus de la questionner sur cette besogne-là.
 
Il demanda simplement, évitant de parler du prisonnier :
 
« Le katerdjibaschi est toujours à son poste, dans le cachot ?
 
– Toujours ! On ne peut pas laisser le souterrain sans surveillance. »
 
Il tressaillit, car il trouvait la phrase plus explicite qu’aucune autre. Et tout à coup, il regarda cette main qui était restée, comme oubliée là, sur son bras.
 
Les ongles étaient pleins de sang !
 
Alors il se sépara d’elle brusquement, sous prétexte qu’il avait à faire le dénombrement des munitions. Au premier, il retrouva La Candeur et Vladimir. Il leur fit faire le compte du nombre de cartouches qu’il leur restait à tirer… six cents environ. Ainsi la première attaque leur avait pris deux cents « coups » ! Et le combat avait duré un quart d’heure à peine. Et ils devaient soutenir le siège pendant encore trois ou quatre jours !
 
Il ne faisait point de doute que les assiégeants, dans le mystère de la Karakoulé, préparaient une agression nouvelle. Quelle serait-elle ? Qu’étaient-ils en train d’imaginer, d’inventer ?… Tout bien réfléchi, Rouletabille ne redoutait une attaque sérieuse que du côté de la poterne. C’était surtout la poterne qu’il fallait défendre, et c’est uniquement pour ceux qui s’attaquaient à elle qu’il fallait réserver les munitions. Mais six cents balles !… ça n’était guère. Et si le siège, au lieu de quatre jours comme il le prévoyait, durait huit, quinze jours !… Car enfin il se pouvait encore qu’au bout de quinze jours ils ne fussent pas tous morts de faim ! On a vu des mineurs ensevelis vivre plus longtemps encore au fond de leurs tombeaux !…
 
La première chose à faire était donc de ménager les cartouches. Rouletabille pensa à cela tout l’après-midi, pendant lequel l’ennemi ne donna aucun signe de vie. Quand on lui demandait à quoi il réfléchissait, il répondait : « Je pense, donc je dîne ! Faites comme moi. Pensez à n’importe quoi et vous n’aurez pas faim ! » Le malheur est que les autres ne pensaient qu’à cela : assouvir leur faim ! Vladimir et La Candeur fouillaient partout, du haut en bas de leur prison, cherchant de vieilles croûtes oubliées par les rats et revenaient en se lamentant, disant qu’ils n’avaient rien trouvé mais absolument rien !…
 
« Tu verras, pronostiquait Vladimir à La Candeur, tu verras que nous serons obligés de manger le cuir de tes chaussures.
 
– Ça, jamais ! répondait l’autre, j’aimerais mieux me manger les pieds ! »
 
La fin de la journée s’achevait sans incident et d’une façon assez mélancolique quand Rouletabille, laissant le donjon à la garde, en haut, de Tondor et, en bas, du katerdjibaschi, prit avec lui La Candeur, Vladimir et Modeste et leur fit desceller quelques pierres, déjà branlantes, de la salle des gardes et des chambres du premier étage. Puis il leur fit transporter ces pierres jusqu’à l’échauguette de la plate-forme. Ce n’était point une mince besogne, car elles étaient lourdes, mais les efforts qu’ils durent fournir pour les transporter leur firent passer l’heure du dîner sans qu’ils pensassent trop à leur estomac vide. C’était déjà un résultat dont ne manqua point de se targuer le reporter.
 
« Porter des pierres en guise de dîner, ça vaut toujours autant que de bouffer des briques ! » leur disait-il.
 
Quand ils en eurent fini avec les pierres, il leur donna l’ordre de briser tous les meubles, qui furent aussi réduits à l’état de bûches et de copeaux. Les tables, les chaises, les bois de lit, tout fut également transporté en morceaux au haut du donjon.
 
« Qu’est-ce que va dire le propriétaire au moment de l’inventaire ? soupirait ce pauvre La Candeur qui, sous prétexte qu’il était fort à lui seul comme les trois autres, faisait trois fois plus de besogne et roulait jusqu’au haut des marches les objets les plus pesants, les pierres les plus lourdes. »
 
Et il maugréait comme à son ordinaire :
 
« Si c’est pour leur jeter tout ça sur la tête, il y en aura pour cinq minutes !… C’est pas la peine de se donner tant de mal.
 
– Qu’est-ce que tu dis, toi ? demandait Rouletabille en l’entendant bougonner !…
 
– Je dis que c’est pas une manière de défendre le donjon en le démolissant.
 
– Ferme ton bec, La Candeur !…
 
– Si tu pouvais me le fermer avec une miche de pain !
 
– Et puis quoi encore !… Monsieur voudrait peut-être un saint-honoré ? répliquait Vladimir qui, lui, n’avait pas perdu une seconde sa bonne humeur… Tu ne trouves pas que c’est amusant, toi, ce siège-là ?… Puisque nous sommes sûrs maintenant qu’on va venir à notre secours, qu’est-ce que ça peut nous faire de nous serrer un peu le ventre ?…
 
– Bon ! Bon ! nous en reparlerons, répliquait La Candeur, bourru, en cassant une table d’un coup de poing… Aujourd’hui ça va encore… mais demain, mais après-demain… nous verrons si tu seras aussi fier !…
 
– Moi ! disait Modeste, ça m’est bien égal. Puisque qui dort dîne, je dormirai !…
 
– Modeste, demanda Rouletabille, qu’est-ce que tu as comme batterie de cuisine ?
 
– Monsieur, j’ai deux grands chaudrons et une casserole.
 
– Tu monteras tout ça là-haut avec le poêle à pétrole… »
 
Sur ces entrefaites, la nuit était venue, obscure et pluvieuse. L’eau s’était remise à tomber à torrents. Rouletabille s’en félicita et, réunissant tout son monde sur la plate-forme, commença à faire rouler les pierres jusqu’à la partie des créneaux qui regardaient la tour de veille.
 
En deux heures, sur ses indications, on éleva là une sorte de fortification, de bouclier qui mettrait une fois pour toutes la plate-forme à l’abri du feu de cette tour et, comme la plate-forme n’avait que ce feu-là à craindre, toute la partie supérieure du donjon devenait disponible en tout temps pour les assiégés sans danger d’aucune sorte. Cela leur permettait une grande liberté dans la défense et rien, désormais, ne gênerait plus leur feu plongeant.
 
Quand ils eurent terminé cet ouvrage, Rouletabille fit monter à ses hommes des seaux d’eau puisée à l’aide d’une corde dans le torrent et versée au fur et à mesure dans les deux marmites et dans l’énorme casserole jusqu’à ce que les récipients fussent pleins. Il avait fait mettre tout le bois préparé à l’abri de la pluie.
 
« Ah ! murmurait-il… si nous avions du plomb fondu et de l’huile bouillante !… Mais baste : on les échaudera tout de même !… »
 
Il avait déniché un assez gros tuyau de gouttière coudé à branches inégales dont il boucha la plus longue branche qu’il fil aboutir à un trou de « corbeau ». Il était facile de retourner tout l’engin après l’avoir rempli d’eau et avoir plongé la petite branche dans l’une des marmites. Cela formait un siphon qui suffisait à Rouletabille pour l’accomplissement de son dessein, et il s’en montra enchanté. Le trou du « corbeau » où venait aboutir la gouttière donnait juste au-dessus de la poterne. Dans l’échauguette, le reporter avait encore fait dresser le poêle à pétrole sur lequel il avait installé la grande casserole pleine d’eau.
 
« Monsieur va sans doute faire le pot-au-feu ? » avait demandé Modeste.
 
Alors Rouletabille expliqua à ses aides que si par ce moyen il n’avait point la prétention de repousser l’ennemi, du moins il rendrait son séjour difficile dans le voisinage direct de la poterne et sans qu’ils eussent à gaspiller leurs munitions en l’aspergeant d’eau bouillante.
 
Puis, en attendant les événements, il permit à La Candeur et à Vladimir d’aller prendre quelque repos.
 
Lui, il veilla, prêtant l’oreille aux moindres bruits ; mais à cause de la violence des averses, il lui était presque impossible de se rendre compte de ce qui pouvait se passer du côté du chemin de ronde, d’autant plus qu’il faisait noir comme dans un four. C’est ainsi qu’à l’aurore, il eut une surprise plutôt désagréable.
 
S’ils n’avaient pas perdu leur nuit, les assiégeants avaient occupé la leur ! Sans que rien fût venu révéler leur travail, ils étaient parvenus à glisser de dessus le chemin de ronde jusqu’au seuil de la poterne une demi-douzaine de grosses planches qui faisaient pont et qui allaient leur donner un accès plutôt facile à la porte du donjon puisque le pont-levis qui avait sauté se trouvait ainsi remplacé.
 
Abrités derrière leur bouclier de grosses pierres, les jeunes gens considèrent les planches d’un œil morne. Du coup, ils perdaient tout le bénéfice du fossé !…
 
« En tout cas, exprima Rouletabille, ils ne peuvent se présenter que quatre de front, au maximum. Et nous les échauderons bien, pour commencer !… Vite, mes enfants, plus de blagues ! Faites-moi de la bonne eau bouillante qu’on leur servira pour leur déjeuner !
 
– Croyez-vous qu’ils vont nous attaquer tout de suite ? demanda Vladimir.
 
– Eh ! je n’ose espérer qu’ils attendront la nuit et qu’ils nous laisseront gagner encore un jour…
 
– Pourquoi ? fit La Candeur… Ils ne sont pas pressés, eux. Ils ne savent pas que l’on va venir à notre secours ! Et ils n’en sont pas à un jour près…
 
– Très juste, répondit Rouletabille, mais ce qui me fait supposer qu’ils vont opérer immédiatement, c’est la précaution qu’ils ont prise de ne pas refermer entièrement la porte de la baille.
 
– Oui, c’est là qu’ils préparent leur coup.
 
– Oh ! il y a du monde là-dedans… fit La Candeur d’un air important. On les entend grouiller d’ici. »
 
Qu’est-ce qu’avait La Candeur ? Il paraissait brave !
 
« Monsieur, dit Modeste, le bois est trop humide… Il ne prend pas sous le chaudron.
 
– Verse un peu de pétrole dessus et tu verras s’il ne prendra pas ! » lui dit Rouletabille.
 
Ainsi fut fait et l’eau commença de chauffer dans les chaudrons pendant qu’elle bouillait déjà sur le poêle à pétrole.
 
Au fur et à mesure, ils versaient l’eau bouillante de la casserole dans les marmites, puis les marmites s’échauffèrent elles-mêmes et Rouletabille se déclara « paré »…
 
À ce moment, une fusillade très nourrie éclata sur la gauche et une volée de balles vint ricocher sur le rempart de pierres qu’ils avaient élevé pendant la nuit plus haut que les créneaux. Cette première démonstration de l’ennemi avait été si vaine que Vladimir et La Candeur éclatèrent de rire, dansèrent une gigue et jetèrent leurs casquettes en l’air… Ils ne se tenaient pas de joie à cause de cette poudre perdue !…
 
« À la bonne heure, La Candeur !… te voilà gai ! fit Rouletabille, je te voyais si sombre hier soir que je craignais de te perdre de neurasthénie… mais qu’est-ce que tu as donc à la joue ?…
 
– Moi !… Je n’ai rien à la joue !…
 
– Si, si !… tu as une fluxion, mon garçon !…
 
– Une fluxion !…
 
– Tu es tout enflé !… Il faut soigner ça !
 
– Moi !… Je n’ai rien du tout.
 
– N’est-ce pas, Vladimir ?
 
– Eh, monsieur, je ne sais pas ce que vous voulez dire, fit Vladimir, qui était devenu au moins aussi écarlate que La Candeur.
 
– Mais, ma parole, vous aussi vous avez une fluxion !…
 
– Nous aurons attrapé un courant d’air, murmura La Candeur, d’une langue embarrassée.
 
– C’est bien possible ! un donjon, c’est plein de courants d’air ! appuya Vladimir.
 
– Eh bien, messieurs, vous me faites peur ! voilà qu’elle a changé de joue ?
 
– Quoi donc ?
 
– Votre fluxion, messieurs, votre fluxion à tous les deux. Est-ce que vous chiquez, mes enfants ?… Allons ! allons ! ouvrez la bouche… qu’est-ce que vous mangez là ?… Quelle est la saleté que vous mangez là ?… Voulez-vous me cracher ça !… Vous allez vous empoisonner, bien sûr ! »
 
Mais La Candeur et Vladimir n’avaient plus de « chique ». Vivement ils avaient avalé.
 
Quoi ?
 
Rouletabille craignait que, pour tromper leur faim, ils n’eussent imaginé quelque aliment dangereux. Aussi insista-t-il pour savoir ce qu’ils avaient mangé.
 
« Un peu d’étoupe… prise dans nos vêtements, avoua La Candeur.
 
– De la ficelle !… dit Vladimir.
 
– De l’étoupe ! s’exclama Rouletabille !… Vous gaspillez l’étoupe, monsieur La Candeur !… Sachez qu’avec de l’étoupe, nous pouvons faire du feu grégeois ! et vous, Vladimir Petrovitch, n’oubliez pas au haut de ce donjon que si Latude, dans sa prison, avait eu un peloton de ficelle… Enfin ! avez-vous bien mâché au moins !… »
 
Et, ce disant, il se précipita sur leurs poches, car il avait été conduit à ces poches par l’examen rapide des vêtements, où s’étaient accrochées quelques bribes, quelques poussières d’une couleur qui ne rappelait en rien l’étoupe ou le chanvre.
 
Après avoir fait mine de résister, Vladimir et La Candeur se laissèrent faire, plus honteux apparemment que l’on ne saurait dire… Rouletabille fouilla dans leurs poches, d’où les mains du reporter sortirent deux morceaux de pain d’épice !
 
D’abord, il ne sut rien dire. Il resta là bouche bée devant ce pain d’épice appétissant et doré que La Candeur et Vladimir regardaient de côté, d’un œil humide.
 
« Où avez-vous trouvé cela ? demanda-t-il. Vous n’avez pas honte de manger du dessert quand tous vos camarades meurent de faim ! »
 
Et Rouletabille jeta les deux morceaux par-dessus les créneaux, dans le chemin de ronde.
 
La Candeur et Vladimir poussèrent un hurlement.
 
Mais dans le même moment la porte s’ouvrait dans le mur qui encerclait le chemin de ronde du donjon, et une troupe d’une centaine d’hommes qui semblaient liés deux par deux, se ruaient à travers le chemin, traversaient le pont de planches improvisé et se précipitaient d’un même mouvement contre la lourde porte du donjon qui retentit lugubrement sous leur prodigieux élan.
 
Ces hommes s’étaient faits catapulte et portaient leur projectile à domicile : ces hommes traînaient avec eux un « bélier » formidable, une poutre énorme qui vint s’enfoncer dans la porte avec une telle force que tout le donjon en trembla, cependant que du haut des créneaux et des meurtrières des tours voisines, des mâchicoulis et des courtines, une averse terrible de balles s’abattait sur le donjon.
 
Mais, également, dans le même temps une autre pluie vint à tomber, celle-là moins retentissante, mais plus lourde… une pluie d’eau bouillante qui se déversait à gros bouillons bouillonnants sur les crânes les plus proches, sur les visages qui furent échaudés, cependant que d’affreux glapissements montaient entre les murs de la karakoulé, allant réjouir là-haut, sur la plate-forme du donjon, le cœur de nos amis.
 
« Ils nous ont secoués d’un fameux coup, dit Rouletabille. Il ne nous en faudrait pas beaucoup de pareils pour qu’ils nous défoncent notre porte, les bandits ! Aux carabines, messieurs, aux carabines ! »
 
Les premiers rangs, fuyant l’eau bouillante, s’étaient rejetés en arrière, bousculant les suivants ou tombant dans le fossé ; mais l’ennemi se remettait de cette première alerte et recommençait à manœuvrer le bélier, l’attirait vivement dans la baille, sans doute pour le rejeter avec un nouvel élan.
 
Cette petite opération coûta cher aux assiégeants. Tant qu’ils ne se furent pas rejetés dans la baille avec leur engin de guerre, ils furent sous le feu de Rouletabille et de ses compagnons qui, du haut de leurs créneaux, déchargèrent presque à coup sûr leurs carabines.
 
Quand cette courte bataille eut pris fin, une vingtaine de morts jonchaient le chemin parcouru par le bélier et on n’aurait pu compter les blessés qui s’étaient réfugiés comme des fous dans la baille en fuyant la pluie brûlante… Alors, dans le silence de cette nouvelle victoire, un chant s’éleva derrière Rouletabille et ses compagnons :
 
Coule Maritza,
Ensanglantée,
Pleure la veuve
Cruellement blessée,
Marche, marche, notre général !
Une, deux, trois, marchez soldats !
La trompette sonne dans la forêt,
En avant, marchons, marchons, hourra !
Hourra, marchons en avant !…
 
C’était le terrible chant de guerre des Bulgares, hymne de guerre qui, alors, n’avait pas encore accompagné la Trahison sur les champs de bataille, et c’était Ivana qui le chantait. Elle avait une carabine fumante à la main !