Les Aventures de Rouletabille

| 6. Au palais royal

 
Rouletabille avait sauté de l’auto avant même qu’elle fût arrêtée. D’abord c’était son idée à lui qu’on était dans le mauvais chemin et que les autres les conduisaient où ils voulaient, comme par le bout du nez. Mais en vérité nous devons attribuer la rapidité de son mouvement surtout au besoin qu’il avait de ne pas rester plus longtemps auprès d’Athanase qu’il eût volontiers étranglé.
 
Pour ne pas avoir à parler trop tôt à cet homme et pour cacher son trouble, le reporter s’était mis à inspecter très attentivement la route comme s’il avait soudain découvert quelque chose de très important. Il ne parvint peu à peu à se calmer qu’après s’être répété dix fois la phrase d’Ivana : « Personne, dans le monde, n’a le droit de se dire mon fiancé. »
 
Cependant il était bien improbable que le Bulgare osât à ce point « se vanter » ! Alors Rouletabille, qui voulait absolument se consoler, imagina qu’Athanase avait demandé la main d’Ivana et que la jeune fille, qui aimait ce garçon comme un frère, avait hésité à lui faire de la peine et lui avait répondu n’importe quoi, d’une façon assez vague, n’ayant pas le courage de lui ôter tout espoir.
 
Ceci posé, il vit plus clair dans son cœur et sur la route. Et, soudain, il découvrit les traces qu’il faisait semblant de chercher !… Elles le conduisirent hors de la chaussée. Cette fois il fit signe à Athanase de descendre et de le suivre dans un petit chemin de traverse.
 
Ils n’étaient pas encore très loin de la ville. Tout à coup, ils poussèrent en même temps une exclamation.
 
Dissimulées au milieu d’un bouquet d’arbres, il y avait là deux autos abandonnées. Ils y coururent et y trouvèrent dans un grand désordre des vêtements qu’on avait jetés là pêle-mêle, des capotes de soldats et d’officiers, des uniformes de différents grades, maculés, et des voiles qui avaient appartenu à Ivana… des voiles tragiques, ensanglantés, sur lesquels Athanase se précipita et qu’il emporta comme des reliques.
 
Rouletabille avait vu le geste et avait fermé les poings, et on eût pu croire qu’il allait se jeter sur son rival… mais il se contint et continua de marcher, relevant toutes les traces qu’il rencontrait.
 
« Monsieur, demanda Athanase, que pensez-vous ? Puisqu’ils ont abandonné les autos, ils ne sauraient être loin.
 
– Oh ! il se peut très bien qu’ils ne soient pas tout près… Deux grandes charrettes les attendaient à l’endroit où nous avons trouvé les autos… deux charrettes et ils ont pu faire du chemin.
 
– Pourquoi des charrettes ?
 
– Des charrettes de maraîchers… Vous n’avez pas vu qu’ils ont semé la route de choux et de carottes… Ils ont quitté les autos et les uniformes trop compromettants, et certainement les ont remplacés par des habits de paysans. Ils ont pu rentrer à Sofia, ou ce qui est plus probable, se sont mêlés à toutes les voitures campagnardes qui revenaient des halles centrales et regagnaient les villages… À cette heure, ils sont certainement garés…
 
– Mais comment ont-ils pu faire avec une jeune fille déjà blessée qui a dû se débattre, crier, appeler à l’aide dès qu’elle apercevait ou entendait du monde sur la route ? demanda Athanase.
 
– Criait-elle, appelait-elle, quand elle regardait paisiblement derrière le carreau de l’auto, comme vous l’a dit l’employé du magasin du Pont-des-Lions ?
 
– C’est incompréhensible !
 
– On avait peut-être promis à Mlle Vilitchkov une balle dans la tête au premier cri.
 
– Je connais Ivana… ce n’est pas cela qui aurait pu l’arrêter !… Elle se serait plutôt fait tuer que de devenir la proie de ces misérables !…
 
– Que voulez-vous que je vous dise, monsieur ? C’est incompréhensible, mais c’est ainsi ! Elle ne s’est pas débattue, et elle n’a pas crié !… affirma Rouletabille.
 
– Dites-moi donc qu’elle les a suivis de bonne volonté !
 
C’est mon avis ! finit par lui lancer le reporter.
 
– Monsieur, vous allez m’expliquer comment vous osez proférer une pareille sottise… » cria le Bulgare en s’avançant, les poings fermés, prêt à frapper. Rouletabille pâlit, mais se contint.
 
« Monsieur ! je ne vous expliquerai rien du tout !… et cessons immédiatement, si vous le voulez bien, cette vaine querelle. Nous n’avons pas le temps de nous disputer !… »
 
Ils rentrèrent à Sofia sans se dire un mot. Athanase était accablé.
 
Sans plus s’occuper du reporter, le Bulgare, arrêtant son auto devant le Palais, pénétra chez le tsar et demanda le général Stanislawof. Il ne s’apercevait même pas que Rouletabille l’avait suivi. On les laissait passer tous les deux, croyant qu’ils demandaient audience ensemble.
 
Athanase Khetev, seul, était entré chez le général. Un huissier traversait l’antichambre, porteur d’un ordre ; Rouletabille lui remit sa carte pour le général, puis il occupa ce loisir en examinant un crasseux petit agenda qu’il venait de sortir de sa poche. C’était l’objet qu’il avait ramassé sur la pelouse de l’hôtel Vilitchkov. Il y avait là-dessus des notes écrites tantôt en turc, tantôt en bulgare, tantôt en français. Et puis des dates, des dessins étranges, d’une géométrie singulière… À la fin, toute une série de noms et d’adresses turcs. Tout cela lui parut au premier abord incompréhensible, des mots turcs, il ne comprenait que ceux-ci : guidje, la nuit ; guéné, queledjem, je reviendrai : ces deux mots étaient suivis d’une date ; puis sandalje, l’atelier ; guidich, guilich, aller et retour.
 
Mais tout à coup, ayant continué à feuilleter l’agenda, sa physionomie s’éclaira et il finit par pousser une sourde exclamation ; il avait lu ces mots français : Sophie a la cataracte !
 
Il remit vivement l’agenda dans sa poche. L’huissier venait, dans le même moment, le chercher et l’introduisait chez le général.
 
Athanase faisait alors à Stanislawof un récit en bulgare. Stanislawof le pria de le continuer en français. Athanase obtempéra, après avoir jeté un méchant coup d’œil au reporter :
 
« Ce misérable, général, m’a toujours glissé entre les doigts… Combien de fois ai-je cru le tenir… mais il m’échappe toujours !… Gaulow a dix, vingt personnalités ! Il s’appelle Gaulow pour nous, Tzankof pour les Pomaks, Dotchan dans le Rhodope, Siméon en Macédoine, Hadji Abd ul Kerim à Kirk-Kilissé et à Andrinople, Kara Sélim au Château Noir ! Il a des noms que je ne connais pas à Odessa et dans tous les ports de la mer Noire, où il se repose, en faisant un double métier de pirate et de marchand d’esclaves, de sa profession de brigand dans la montagne…
 
– Mais enfin, interrompit le général, il y a bien un endroit où ce génie du mal se repose de toutes ces personnalités-là en redevenant Gaulow pour lui-même… un coin où il cache le fruit de ses rapines, un repaire où il va reprendre des forces !
 
– Oui, général, il y a un endroit comme ça ! Et cet endroit, je le connais, enfin ! Au prix de ma vie qui ne compte pas, j’ai pu m’en approcher ! Cet endroit s’appelle Kara-Koulé ! Le Château Noir !
 
– Et il se trouve ?
 
– Ici, général… à cet endroit exact sur cette carte, dans un repli inconnu de l’Istrandja, non loin du Tachtépé… C’est de là qu’il part, c’est là qu’il revient, son horrible besogne accomplie… C’est là qu’il rapportera le précieux butin de sa dernière expédition, la fille du colonel Vilitchkov, et tout ce qu’il nous a volé !… Là, il est le maître, non pas après Dieu, car il n’en reconnaît aucun, ni celui des chrétiens qu’il a renié, ni celui des musulmans qu’il a cependant publiquement adopté !… Il est le maître, tout court ! et personne au monde ne peut plus rien contre lui !… Aucun empereur n’est plus maître dans son empire ; aucun seigneur féodal n’a jamais été si puissant, plus isolé et plus redouté dans son château !… Mais, général, tant que le vautour n’aura point retrouvé son nid, tout n’est pas perdu pour nous ! Nous pouvons encore espérer le surprendre… Je vous ai fait, tout à l’heure, le récit fidèle de notre malheureuse expédition de ce matin, mais au moins nous en pouvons tirer cette conclusion que le misérable n’est pas loin… Qu’il est, en tout cas, encore chez nous, en Bulgarie ! Eh bien, qu’il n’en sorte pas !… Faites surveiller toutes les routes, tous les chemins, rendez la frontière infranchissable, et nous pouvons encore être sauvés ! »
 
Le général se tourna vers le reporter et lui dit :
 
« Qu’est-ce que vous pensez de tout cela, vous, monsieur Rouletabille ?
 
– Oh ! moi, fit tranquillement le jeune homme, depuis notre petite expédition de ce matin, avec Monsieur, je pense tout le contraire de Monsieur !…
 
– Que voudriez-vous donc ? demanda le général intrigué.
 
– Je voudrais que vous donniez l’ordre au maître de police de ne plus faire surveiller les routes, de laisser la paix aux voyageurs suspects, enfin de rendre, autant que possible, la frontière franchissable ! »
 
Athanase Khetev écoutait Rouletabille comme dans un rêve, mais le général, après avoir marqué d’abord quelque étonnement à l’énoncé d’un programme qui paraissait être une gageure, sembla comprendre Rouletabille. Il lui détacha une petite tape amicale sur l’épaule et dit à l’officier :
 
« Tenez, Khetev ! en voilà un qui n’aurait pas mis dix ans à découvrir Gaulow !
 
– Général, répliqua Khetev, cramoisi et en lançant un regard de flamme à Rouletabille, permettez-moi de vous avouer que je ne saisis pas très bien ce qu’a voulu dire Monsieur…
 
– Comment ! vous ne comprenez pas que Rouletabille (il dit Rouletabille tout court et le reporter devint immédiatement aussi rouge que Khetev, mais pour des raisons différentes), vous ne comprenez pas que Rouletabille désire que l’on permette à Gaulow de retourner dans son château le plus tôt possible, car plus tôt nous saurons où se trouve Gaulow, plus tôt nous pourrons lui reprendre les plans !… »
 
« Tiens ! se dit le reporter, il a parlé des plans à l’Athanase. Mais je m’en fiche, moi, des plans ! »…
 
« Et Mlle Vilitchkov !… exprima Rouletabille en s’inclinant.
 
– Et Ivana ! j’y compte bien, approuva le général. Je la considère maintenant comme ma fille adoptive…
 
– Général, déclara Rouletabille, vous m’avez compris tout de suite, ce qui prouve bien que mon plan est excellent ! En tout cas, j’imagine que c’est le meilleur. Ce Gaulow est fort. Il a tout prévu. Abandonner une auto pour une charrette de paysan quand on vous poursuit à soixante-dix ou quatre-vingts à l’heure n’est pas une conception à mépriser ! Et ceci n’a pas été le fait du hasard ! La charrette ou les charrettes avaient été commandées d’avance ! Soyez sûrs que des gens qui ont commencé, dans le moment le plus critique, et alors que nous étions quasi sur leur dos, à nous jouer de cette sorte, ont encore plus d’un tour dans leur sac ! Eh bien, laissez-les faire ! Et aidez-les même à arriver jusqu’à leur château, puisque nous ne pouvons les en empêcher !… Là, messieurs, il faut espérer que ce sera à notre tour de rire…
 
– Monsieur, interrompit Athanase, j’avais l’honneur de dire tout à l’heure au général que Gaulow, dans son château, est invulnérable.
 
– Invulnérable pour quelqu’un qui vient le combattre, mais nullement pour moi qui me présenterai en ami ou tout au moins en « passant ». Je n’aurai point à farder la vérité. Je dirai qui je suis, ou plutôt qui nous sommes, car j’emmène avec moi mes deux reporters et nos domestiques. Il est toujours permis à des correspondants de guerre de s’égarer dans la montagne et de demander à se réfugier dans le premier château qu’ils rencontrent. Nous venons de Bulgarie, peut-être notre hôte aura-t-il la curiosité de nous demander des nouvelles de Sofia… Enfin, il n’a aucune raison pour ne point nous recevoir, il ne se méfiera point de nous. Il ne me connaît pas ; peut-être aura-t-il le désir de faire ma connaissance. Enfin, quand nous serons dans la place, je vous jure bien que nous nous débrouillerons, que nous parviendrons à joindre Mlle Vilitchkov, en tout cas, que nous saurons où elle est et du diable si nous ne mettons point la main sur le coffret qui contient les fameux documents !
 
– S’il est venu ici pour voler des documents de guerre, et s’il y a réussi, il y a des chances pour qu’il ne les ait point gardés en sa possession, exprima d’une lèvre dédaigneuse Athanase, qui ne se rendait pas… Vous pensez bien qu’il n’aura pas voulu perdre une minute pour les faire parvenir et les vendre à l’état-major ottoman !
 
– Voilà justement ce qu’il nous faut absolument savoir… Le général et moi pensons qu’il se peut très bien que Gaulow ignore la présence de ces documents parmi les objets qu’il a emportés…
 
– Je pense !… je pense !… dit le général ; la vérité est que je n’en sais rien !…
 
– Eh bien, je le répète… il faut savoir… Certes, si Gaulow a pris connaissance de ces papiers, il n’y a plus rien à faire, rien à faire qu’à avertir le général que ses plans sont connus, mais tant que le général ne sera pas averti de cela, il n’aura pas le droit de désespérer… »
 
Stanislawof appuya sur un timbre.
 
Un sous-officier se présenta.
 
« Faites entrer le grand-maître de police. »
 
Celui-ci arriva presque aussitôt. Il fut étonné de trouver Rouletabille dans le cabinet du général.
 
« Vous pouvez parler devant ces messieurs, Excellence, dit le général. Eh bien, y a-t-il quelque chose de nouveau ?
 
– Hélas ! non, général… Nous n’avons jusqu’alors reçu aucune nouvelle susceptible de nous mettre sur la bonne piste… Mais nous ne pouvons pas désespérer ; j’ai fait télégraphier partout… Et, dès ce moment, toutes les autos, toutes, qui arrivent dans la ville, qui traversent les villages, toutes les autos, sur toutes les routes, sont arrêtées, fouillées, les voyageurs interrogés…
 
– C’est bon ! interrompit avec une impatience marquée le général… nos bandits ne sont plus en auto !… Vous pouvez faire arrêter toutes les autos que vous voudrez, ça leur est bien égal.
 
– Ils ne sont plus en auto ?…
 
– Non, monsieur !… Ils voyagent, paraît-il, en charrette.
 
– Je vais faire arrêter toutes les charrettes, général !…
 
– C’est beaucoup, monsieur !… Et puis ce sera peut-être inutile, car au moment où l’on arrêtera toutes les charrettes, il est possible qu’ils soient remontés en auto… mais laissons cela, et dites-moi : y a-t-il eu torture ?
 
– Oui, répondit le grand-maître de police, qui paraissait fort confus. Oui, général, il y a eu torture ! Le corps du général Vilitchkov vient d’être examiné très attentivement par les médecins légistes qui en ont fait l’autopsie. Il ne saurait y avoir de doute. Il y a eu torture.
 
– Eh ! parbleu !… gronda Stanislawof. Ils ont voulu le faire parler ! Ils avaient donc quelque chose à lui faire dire !… Ils savaient donc bien ce qu’ils venaient chercher ! C’est sûr ! Ils ont emporté le coffret en toute connaissance de cause !…
 
– Général, s’écria Rouletabille, rien n’est moins sûr que cela !… D’abord parce que Gaulow est un homme à torturer le général Vilitchkov uniquement pour le plaisir… et ensuite parce que je ne crois pas que, même au milieu des pires tortures, le général eût parlé !…
 
– Moi non plus, certes, je ne le crois pas !… Mais, sans s’en rendre compte, il s’est peut-être trahi… Rappelez-vous comme il tenait embrassé ce tabouret sur lequel était posé le coffret… La rage avec laquelle il a dû défendre ce coffret a peut-être renseigné suffisamment Gaulow… Enfin, nous ne pouvons rester dans cette incertitude… Nous sommes dans la nécessité d’agir désormais comme s’il savait !… c’est-à-dire de tout recommencer ! c’est-à-dire de gagner du temps !… Télégraphiez des dépêches optimistes, monsieur ! fit le général à Rouletabille…Messieurs, je vous remercie !… »
 
C’était un congé, Rouletabille eut un mouvement d’énervement… il était battu… Il voulut protester !
 
« Général, je vous supplie de réfléchir à ma proposition !…
 
– Eh ! monsieur, votre proposition tient des contes des Mille et une Nuits… elle est séduisante au premier abord et puis elle fait sourire… »
 
Et, se tournant vers le grand-maître de police :
 
« Excellence, redoublez de vigilance, mettez toute la police du royaume sur pied… Faites tout au monde pour que Gaulow ne nous échappe pas…
 
– Il vous échappera ! reprit l’obstiné reporter, et nous ne saurons pas où il est ! Si vous le traquez, il restera caché pendant des semaines, guettant un moment plus propice pour franchir la frontière ! Laissez-le retourner à la Karakoulé, général ! »
 
Mais le général secouait la tête.
 
Il dit encore au maître de police : « Je vous transmets l’ordre de Sa Majesté d’avoir à arrêter Gaulow dans les vingt-quatre heures. »
 
Et il ajouta : « Monsieur (il montrait Athanase) ira tout à l’heure chez vous pour vous rendre compte en détail de son expédition de ce matin. »
 
Le grand-maître de la police salua et se retira, en se disant : « Je suis fichu ! »
 
Mais Rouletabille, lui, voyant que le Khetev ne bougeait point, ne sortit pas !
 
Comme il restait là, le général voulut bien s’amuser un peu de son obstination et, le poussant tout doucement vers la porte, il lui dit :
 
« Votre projet, mon petit ami, part d’un bon naturel et d’une confiance en vous-même qui, je le vois bien, doit rarement vous faire défaut ; mais là où je vous trouve en défaut, moi, c’est quand vous ne soulevez même pas cette hypothèse, pourtant fort plausible, que Gaulow n’ait nullement le dessein de retourner, précisément, en ce moment, à la Karakoulé ! »
 
Rouletabille, qui avait été ainsi reconduit presque jusqu’à la porte, se rejeta brusquement dans la salle.
 
« Eh ! général ! De cela je suis sûr ! Gaulow doit se trouver au Château Noir le 12 octobre !…
 
– Il vous y a donné rendez-vous ?
 
– Non point, mais à un certain individu venant de la mer Noire et qui doit débarquer à Vasiliko, un nommé Kasbeck… »
 
Ce fut le tour d’Athanase de bondir.
 
« Kasbeck, le Circassien ! l’eunuque d’Abdul-Hamid !… Ah ! général, s’il en est ainsi, tout s’explique… C’est en suivant cet eunuque que j’ai fini par découvrir Gaulow !… C’est cet eunuque qui a acheté autrefois à Gaulow la petite Irène, pour le harem de l’ex-sultan… Général ! Général !… Gaulow est venu ravir Ivana pour la vendre à Kasbeck !… Comment avez-vous donc appris cela, monsieur ? s’exclama Athanase en se tournant vers Rouletabille.
 
– Oh ! moi, monsieur, fit Rouletabille en le regardant avec sa tête à gifles… je sais tout parce que c’est mon métier de tout savoir !
 
– Mais encore me direz-vous ?
 
– C’est mon secret, monsieur !…
 
– Et à moi, demanda Stanislawof, vous ne me le confierez pas ?
 
– À vous, général, s’écria Rouletabille, je dirai ceci : »
 
Et, s’avançant en face de la grande carte pendue au mur, il mit le doigt à l’endroit que tout à l’heure avait désigné Athanase.
 
« Voici Tachtépé, et c’est là que s’élève la karakoulé de Gaulow ! Eh bien, je dis ceci : Gaulow sera là le 12 prochain ! Et moi aussi !… Nous sommes le 5. Nous avons donc sept jours devant nous pour nous joindre, lui et moi ! Quatre jours plus tard (je m’accorde quatre jours), c’est-à-dire quatre jours après être entré dans son château, c’est-à-dire le 16 octobre, je saurai exactement tout ce que nous avons besoin de savoir ! Je saurai si les plans sont toujours dans le coffret, et si on en soupçonne la présence !
 
– Si vous les trouvez dans ces conditions, dit le général, vous les détruirez ! Cela sera plus prudent que de tenter de nous les rapporter. Ce qu’il importe, c’est que nos intentions soient restées inconnues de l’ennemi !…
 
– Général ! Je saurai à quoi m’en tenir sur ce point le 16 au plus tard ; le 17 l’un de nous, moi peut-être…
 
– Ou moi, dit Athanase…
 
– Oui, monsieur, car je vois avec plaisir que monsieur ne demande pas mieux que de faire partie de notre expédition… Moi donc, ou monsieur… l’un de nous traversera la frontière et vous apprendra ce qu’il en est, de telle sorte, général, que le 18 au plus tard, vous serez fixé !
 
– Mais si le 18 je n’ai pas de nouvelles de vous…
 
– Vous en aurez, général…
 
– Il est entendu qu’Athanase Khetev part avec vous !…
 
– Certes ! fit Khetev… Sans moi, il serait bien difficile à monsieur de parvenir jusqu’à la karakoulé ! »
 
Rouletabille haussa les épaules et ne lui répondit pas, mais au général, en regardant la carte :
 
« Le 17, dans l’Istrandja-Dagh, en deçà de la frontière à Kaïlkhar et à Odjakini, que vos courriers nous attendent ; ils nous verront arriver. Dans l’un de ces deux villages, l’un de nous demandera : le courrier du général Stanislawof !…
 
– Pourquoi justement Kaïlkhar ou Odjakini ? demanda le général en regardant Rouletabille assez fixement.
 
– Oh ! vous le savez bien !… Parce que selon mon plan, qui par hasard s’est rencontré justement être le vôtre, les deux villages de Kaïlkhar et d’Odjakini commandent les deux défilés par lesquels l’aile gauche de votre troisième armée, qui est censée achever sa mobilisation au-dessus de la Maritza et qui en réalité est restée groupée à l’extrême Est, non loin, du terrain des dernières manœuvres de septembre, débouchera sur le versant Sud de l’Istrandja, au-dessus même de Kirk-Kilissé.
 
– Tu es le diable ! grogna Stanislawof… Mais si tu réussis, tu pourras venir me demander ensuite tout ce que tu voudras, tu entends, petit, tout ce que tu voudras ! »
 
Le général le tutoyait ! Rouletabille résolut de profiter d’un si heureux moment.
 
« Justement, dit-il, avec un certain embarras, j’ai quelque chose à vous demander.
 
– Voyez-vous cela !… Je pensais bien aussi que tu ne montrais pas un aussi beau zèle pour l’unique amour du reportage ! Eh bien, parle !…
 
– Général ! monsieur m’excusera, mais je ne puis parler que devant vous seul ! »
 
Ce disant, il avait montré Athanase.
 
Avant de gagner la porte, Athanase salua aussi Rouletabille, mais celui-ci lui tourna le dos. Le général s’aperçut du mouvement.
 
« Eh quoi !… fit-il. Vous vous connaissez depuis ce matin et vous voilà déjà ennemis !… Allons donc, messieurs, j’ai besoin de vous !… Je veux que vous vous serriez la main !… »
 
Rouletabille dit :
 
« Et moi, général, je veux que monsieur me présente des excuses. »
 
Athanase pâlit, mais il fit un effort et dit :
 
« Monsieur, je vous les dois. »
 
Ils se serrèrent la main sous le regard de Stanislawof qui leur ordonnait d’oublier une inimitié dont il ignorait, du reste, la cause.
 
Puis Rouletabille recommanda à Athanase de faire ses préparatifs de départ et lui donna rendez-vous chez lui, à huit heures. Il lui annonça en même temps qu’ils prendraient ensemble un train spécial de nuit lequel déposerait l’expédition, dans le plus grand mystère, quelques kilomètres avant la frontière.
 
Quand ils furent seuls, le général dit à Rouletabille sur un ton du reste fort encourageant :
 
« Allons, jeune homme, je vous écoute.
 
– Général, fit le reporter, si je réussis, voilà ce que je vous demande… Vous disiez, tout à l’heure, en parlant de cette jeune fille qu’a enlevée Gaulow et dont tous les parents sont morts assassinés, vous disiez que vous vous considériez comme son père adoptif… Eh bien, si je réussis à la reprendre à Gaulow en même temps que tous les documents, je vous demanderai la main d’Ivana Vilitchkov !… »
 
À la grande surprise de Rouletabille, Stanislawof toussa singulièrement après cette chaude confidence…
 
« Vous y tenez beaucoup ? demanda-t-il.
 
– Si j’y tiens ?… s’écria Rouletabille, qui déjà pâlissait à vue d’œil.
 
– C’est que je vais vous dire, mon petit ami ; ce que vous me demandez là est tout à fait impossible !… J’ai déjà promis la main d’Ivana à Athanase Khetev !… »