| 15. Sur quelques événements qui survinrent dans le donjon
Rouletabille dormit d’un sommeil de plomb jusqu’à huit heures du matin. Alors il se réveilla en sursaut à un bruit de trompette qui sonnait dans la baille. « Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il en se frottant les yeux et en s’efforçant de se remettre moralement très vite « dans la situation ». Elle n’était point brillante, la situation, mais, au moins, l’expédition de la dernière nuit l’avait faite aussi nette, aussi simple que possible. À un moment donné de cette journée nuptiale seraient réunis dans une même chambre du château : Gaulow, Ivana et le coffret byzantin ! Le dessein de Rouletabille était d’attendre ce moment-là pour « rafler » le tout : le marié qui leur serait un précieux otage, la mariée qu’il se réservait personnellement pour des noces moins païennes, et le coffret byzantin dont il ferait cadeau au général Stanislawof. Le « tassement » de cette entreprise et la façon dont elle se présentait, qui permettrait de tout réussir ou de tout « rater », avait, dès la nuit même, consolé Rouletabille du quasi-échec de son expédition. En arrivant au donjon, il s’était jeté sur son lit, ayant hâte de prendre le repos nécessaire avant le suprême combat du lendemain. Il s’était endormi après s’être juré que, cette fois, il triompherait ou y laisserait la peau. Il se réveilla très allègre. Un gai rayon de soleil pénétrait dans la formidable chambre. Le bruit clair et joyeux de la trompette lui chantait dans l’oreille. Son premier regard fut pour le visage un peu « terreux », pour la physionomie généralement sympathique, mais, dans le moment, moitié figue, moitié raisin, de ce bon M. Priski que Rouletabille avait enfermé avec lui pour être sûr de le retrouver à son réveil, tant il l’aimait. « Eh bien, monsieur Priski, qu’est-ce que c’est que ce bruit de trompette ? Vous ne me répondez pas. – Monsieur je désirerais savoir si vous n’êtes pas bientôt décidé à me rendre ma liberté !… – Mais pourquoi donc, mon cher monsieur Priski ? – Ce n’est point parce que je m’ennuie avec vous, loin de là, mais je commence à trouver ridicule ma détention qui ne rime plus à rien et qui finirait par vous causer le plus grave préjudice. – Monsieur Priski, vous nous avez dit que vous étiez un si mince personnage que votre absence ne manquerait point de passer inaperçue, surtout en ces jours de fête ; comme j’ai besoin de vous, je vous garde. – Aurez-vous encore longtemps besoin de moi ? – Vingt-quatre heures au plus !… Ça vous va ?… – Moi je veux bien… mais vous verrez que ça finira par étonner tout de même quelqu’un que l’on ne m’aperçoive plus… – On vous croira occupé près de vos hôtes du donjon… et ce sera la vérité… – Et vous-mêmes, reprit Priski, on se demandera ce que vous devenez !… – Eh ! mais il n’y a aucune raison pour que l’on ne nous voie pas, nous autres ! N’avons-nous point la permission de la libre promenade dans le château ? Nous en userons, monsieur Priski, nous en userons ! Je n’ai jamais assisté à un mariage musulman, moi !… et puisque nous sommes invités, je tiens à bénéficier de l’occasion… Ne vous mettez pas en peine pour nous. » À ce moment, on entendit un grand tapage à l’étage au-dessus. « Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Rouletabille. – Ça, monsieur, ce sont les Allemands du dessus qui s’impatientent ! Ils trouvent sans doute que l’on tarde bien à leur apporter leur petit déjeuner du matin. – Qu’est-ce qu’ils prennent ? – Du café, des confitures et des biscuits ! – Mais nous avons aussi bien que cela à leur offrir ! » Rouletabille appela Modeste et lui ordonna de servir le déjeuner indiqué par M. Priski aux locataires du second. Quand Modeste, toujours somnolent, eut pris les ordres, Rouletabille, par la porte entrouverte, eut tout loisir d’entendre la conversation qui se tenait alors entre La Candeur et Vladimir. La Candeur racontait l’expédition de la nuit dans des termes homériques. Il se vantait d’avoir mis en fuite une armée de morts et de vivants, et agitait les bras, donnait des coups de pied, semblait se battre avec le ciel et la terre, affirmant qu’il avait assommé à coup de poing au moins dix hommes. Au beau milieu de ce discours, Rouletabille toussa. La Candeur sursauta, se retourna, vit Rouletabille, rougit et baissa la tête. « Quand on est aussi capon que toi, mon garçon, fit Rouletabille, on est mal venu à raconter de pareilles sornettes ! Ne le croyez pas, Vladimir… Il est aussi brave que ce bon M. Priski, qui, avec ses histoires à dormir debout, voulait nous priver d’une petite promenade hygiénique, laquelle, de tout point, s’est passée d’une façon charmante ! – D’une façon charmante !… D’une façon charmante !… Enfin, s’exclama La Candeur, j’ai tout de même tué une sentinelle, moi ! – Toi ! tu as tué une sentinelle ?… Tu t’imagines cela, La Candeur et, permets-moi de te le dire tout de suite parce que je te veux du bien, que c’est une imagination bien dangereuse, mon garçon !… – Je croyais bien pourtant l’avoir tuée… et je ne comprends pas… – Ah ! tu ne comprends pas !… Quand on ne comprend pas, on n’imagine pas !… Rappelle-toi seulement ce que t’a coûté à Paris ce pauvre petit coup de poing que tu avais, par mégarde, donné à un sergent de ville… et songe, malheureux, songe à ce que pourrait te rapporter en Turquie l’assassinat d’une sentinelle !… – Ah ! l’assassinat, monsieur, je n’ai point dit l’assassinat !… c’est horrible, l’assassinat ! – D’une pauvre sentinelle qui ne faisait de mal à personne… – À personne… ça c’est vrai !… elle ne faisait de mal à personne… – Tu en conviens toi-même ! – Cependant, Rouletabille, elle nous bouchait la route ! – Et c’est une raison parce qu’on a la route bouchée pour assassiner les gens ?… – Mon Dieu ! je ne l’ai pas assassinée et… – Ah ! tu vois bien !… Et c’est tant mieux pour toi, car dans le cas où tu l’aurais tuée, cette sentinelle, tu serais, toi, pendu avant la fin du jour !… – Avant la fin du jour ! tu crois ?… Ah ! Rouletabille, tu as raison… je n’ai certainement pas tué ce pauvre homme… – Non, La Candeur, non, tu ne l’as pas tué… – Il n’y a eu qu’une coïncidence. – Oui… une fatale coïncidence. – Rappelle-toi, Rouletabille… Ce malheureux est certainement mort d’un coup de sang, juste au moment où nous passions. – C’est ce que j’ai toujours pensé pour mon compte… Il est mort d’un coup de sang juste au moment où nous passions et où tu lui donnais un coup de poing sur la tête ! – Tu crois que je lui ai donné un coup de poing sur la tête ? – Oh ! moi, je ne sais rien de rien !… Tu étais plus près de lui que moi !… – Écoute, Rouletabille, si nous avions des ennuis à cause de ce Turc-là, voilà ce qu’il faut dire : « Le pauvre a eu un coup de sang et il est tombé sur mon poing !… » – Et encore, continua Rouletabille, sérieux comme un pape, pourquoi est-il tombé sur ton poing ? Parce que, justement, tu t’avançais vers lui pour l’empêcher de tomber !… – C’est cela !… c’est tout à fait cela !… conclut La Candeur, à peu près rassuré et plein de reconnaissance pour son ami Rouletabille qui pensait à tout (heureusement pour ceux qui ne pensaient jamais à rien) et il se retourna du côté de Vladimir : – Tu as entendu, Vladimir ? Tu sais exactement maintenant comment ça s’est passé avec ce pauvre grand diable de sentinelle de Turc. – Oui, oui, répondit Vladimir, qui se retenait de rire à cause du sérieux imperturbable de Rouletabille. Et sois tranquille, va, je ne le raconterai à personne. – Et vous, Vladimir, qu’avez-vous fait pendant notre expédition ? demanda Rouletabille en procédant rapidement à sa toilette. – Monsieur, j’ai mis le donjon en état de défense. J’ai transporté nos carabines et les fusils des domestiques et toutes nos armes et munitions à toutes les ouvertures et à toutes les meurtrières qui, du haut en bas du donjon (excepté au second, habité par les Allemands), se trouvent en face de la poterne du mur de ronde. Si les agents de Kara Selim s’étaient présentés à la poterne, monsieur, ils auraient été bien reçus, je vous prie de le croire. – Compliments, Vladimir. Mais j’espère que tu as fait disparaître ce matin tout cet arsenal ? – Non, monsieur. – Imprudent !… Est-ce que tu ne m’as pas vu, en rentrant cette nuit, ranger ma dynamite ?… Courez, Vladimir, courez… Descendez toutes les armes et toutes nos munitions dans le souterrain de la salle des gardes… Qu’on ne soupçonne chez nous non seulement aucune velléité, mais encore aucune possibilité de résistance. – Oh ! monsieur, fit Priski, je crois, tout compte fait, que ce n’est pas aujourd’hui que l’on pensera à vous déranger… Nos gens sont gris de la fête d’hier et ils ne se réveilleront que pour s’enivrer à la fête d’aujourd’hui ! – Mais je m’imaginais que les musulmans ne devaient boire que de l’eau… – Monsieur, si nous étions restés plus longtemps hier soir, à la réception de Kara pacha, vous auriez pu juger par vous-même qu’il est avec Allah des accommodements. » À ce moment, la trompette qui avait réveillé Rouletabille retentit à nouveau et le reporter demanda à nouveau ce que cela signifiait. « Cela signifie que le voyageur aperçu déjà une première fois par le veilleur a pris la route de la Karakoulé et qu’il sera ici avant dix minutes ! – C’est peut-être de nouveaux clients ? demanda Rouletabille. – C’est peut-être les gendarmes ! espéra La Candeur… – Messieurs, écoutez ces nouveaux éclats de la trompette… Il nous arrive un grand personnage !… On sonne, en ce moment, le rassemblement des misruks, qui sont des « lanciers » commandés par le Delhy-Bachi, c’est-à-dire le « chef des fous ». À mon idée, ça doit être le seigneur Kasbeck lui-même qui nous arrive ! – Le seigneur Kasbeck ! s’écria Rouletabille. – Vous le connaissez ? demanda Priski. – Non ! Non ! mais j’ai entendu parler d’un Kasbeck qui avait été chef des eunuques de l’ex-sultan ! Serait-ce le même, mon cher monsieur Priski ? – Mais c’est exactement lui. Oh ! c’est un homme, celui-là !… Un homme extraordinaire, aimable, bien élevé, poli, même avec les femmes, d’une science sans égale. Il sait tout… Il a tout vu !… Il parle quatre langues !… Monsieur, si vous le connaissiez, il vous plairait beaucoup !… beaucoup !… Voulez-vous que je vous le présente ?… – Nous verrons cela, monsieur Priski. – Il parle français comme vous et moi… Je suis sûr qu’il serait enchanté de faire votre connaissance. – Qu’est-ce qu’il vient faire ici ? – Sans doute fêter le mariage de notre Kara pacha. Ce sont deux vieux amis qui ont quelquefois de fortes disputes à cause des affaires… mais ça finit toujours par s’arranger… On ne résiste pas au seigneur Kasbeck !… Et riche !… et généreux ! Quand il ouvre la main, monsieur, il y a toujours de l’or dedans ! « Messieurs, laissez-moi aller au-devant du seigneur Kasbeck ? Si je ne suis pas là pour le recevoir, il ne manquera point de me faire chercher jusqu’ici. – Bigre ! fit Rouletabille, voilà qui est bien ennuyeux. – Messieurs, je comprends votre ennui, mais je reviendrai vous retrouver aussitôt que je le pourrai. – Pardon, monsieur Priski, pardon… Vous ne m’avez pas compris… Quand je dis que c’est ennuyeux… Je veux dire que c’est ennuyeux pour vous !… – Et comment cela, monsieur ? – Vous pensez bien qu’après la confiance que nous vous avons montrée (car nous ne vous avons rien caché de ce que nous avons fait et de ce que nous sommes venus faire ici) il nous est impossible de vous laisser approcher une personne quelconque de l’extérieur… Qu’allons-nous faire de vous, mon cher monsieur Priski ? – On peut toujours le descendre dans le souterrain ! émit La Candeur qui, par extraordinaire, avait une idée… – Bravo, La Candeur, tu te formes, mon ami… Descends donc tout de suite M. Priski dans le souterrain ! – Vous n’allez pas faire ça ! protesta Priski hors de lui. – Mais qu’est-ce que vous voulez que nous fassions ? N’avez-vous pas dit vous-même que le seigneur Kasbeck allait vous envoyer chercher ici ? Descends-le ! Descends-le, La Candeur, et sans perdre une minute ! Et ligote-le bien : il adore d’être ligoté, cet excellent M. Priski, et s’il n’est pas sage, tu iras le jeter dans l’oubliette ! – Grâce, monsieur ! » Et comme Rouletabille s’éloignait et s’apprêtait à descendre. « Vous n’allez pas me quitter ainsi ? Où allez-vous, monsieur ? – Présenter mes hommages à votre ami Kasbeck, mon cher monsieur Priski ! » Rouletabille, en effet, descendit rapidement, après avoir recommandé à La Candeur une prompte exécution de ses ordres. Dans la salle des gardes il rencontra Vladimir, qui venait de descendre toutes les armes dans le souterrain. Il le pria de laisser le souterrain entrouvert, d’aider La Candeur à y descendre M. Priski, puis il lui donna l’ordre de venir le rejoindre dans la baille, avec son camarade. Avant de sortir il demanda encore des nouvelles d’Athanase Khetev, mais il lui fut répondu qu’on n’avait pas revu le Bulgare, ce qui contraria fort Rouletabille. « Où diable peut-il être passé ? Lui est-il arrivé un accident ? Que manigance-t-il ? » Telles étaient les questions qu’il se posait. Il redoutait par-dessus tout que l’autre n’eût pris une initiative qui contrariât la sienne. Il poussa le verrou de la poterne et pénétra dans la baille, où régnait une animation extraordinaire. Au milieu d’une soldatesque revêtue des uniformes les plus baroques, il vit arriver, entre autres cortèges, celui de la musique militaire de Kara pacha. Il imagina que ces messieurs, habillés comme des singes de foire et brandissant des cuivres bizarres, des tambours aux formes inédites, devaient être capables d’une prodigieuse cacophonie. Depuis quelques minutes, il assistait à ce spectacle quand il fut rejoint par Vladimir et La Candeur, qui faisaient une figure bien déplaisante. La Candeur se tenait tristement le nez avec son mouchoir. « Qu’y a-t-il ? leur demanda Rouletabille tout de suite, car les deux autres le regardaient avec consternation sans lui faire part de la fâcheuse nouvelle dont ils étaient certainement porteurs. – Il y a, monsieur, commença Vladimir, qu’il nous est arrivé une fâcheuse histoire avec ce Priski !… – Quoi ! s’écria Rouletabille qui devint vert, il ne s’est pas échappé ? – Mais si, monsieur… – Ah ! misérables !… » Vladimir l’arrêta, car il courait déjà au donjon. « Monsieur ! monsieur !… Il s’est échappé, mais nous l’avons rattrapé !… – Brute ! que ne le disais-tu tout de suite ! – Ça n’est pas si simple que cela, monsieur ! Il faut que vous nous écoutiez. La faute en est d’abord à La Candeur qui n’a pas ficelé M. Priski tout de suite comme je le lui recommandais. – C’est vrai, La Candeur ? – C’est vrai, avoua l’autre en baissant le nez. – Qu’est-ce que tu avais donc à faire de si pressé ? – Monsieur, je m’étais mis à étudier le terrain des opérations sur la carte du vilayet d’Andrinople… – Et moi, fit Vladimir, je regardais l’heure qu’il était à ma montre quand tout à coup ce Priski nous a brûlé la politesse. – Vous êtes donc toujours en train, quand je ne suis pas là, d’étudier la carte du vilayet d’Andrinople et de regarder l’heure qu’il est ? Qu’est-ce que signifie encore cette histoire-là ?… Voilà plusieurs fois que je vous surprends dans cette curieuse occupation !… Que je vous y trouve encore, moi, en train de regarder la carte et de consulter votre montre ! – Si on ne peut plus s’instruire ! grogna La Candeur. – Si on ne peut plus savoir l’heure qu’il est ! soupira Vladimir. – Allons ! continuez, vous m’avez l’air de deux jolis compères tous les deux !… Il ne faudrait pas essayer de me faire prendre des vessies pour des lanternes, vous savez !… Après !… Alors, vous l’avez rattrapé ? – Oh ! nous l’avons rattrapé tout de suite dans l’escalier, nous l’avons ramené dans la chambre et, cette fois, La Candeur l’a ficelé ! Mais pendant que nous ne le regardions pas, il s’est déficelé ! – Qu’est-ce que vous faisiez donc pendant que vous ne le regardiez pas ? – Oh ! monsieur, nous croyions être bien tranquilles, et La Candeur étudiait le terrain des opérations… – Tonnerre !… Vous vous fichez de moi !… Vous me prenez peut-être pour un Ramollot ?… Eh bien, je vais vous apprendre comme je m’appelle, moi !… Il se déficelle, et puis ? – Et puis il s’est sauvé !… – Mais vous l’avez rattrapé ?… – Non, monsieur, cette fois nous ne l’avons pas rattrapé. – Hein ?… – Mais ne vous rendez pas malade… nous savons où il est. – Et où est-il ? – Il s’est sauvé chez les Allemands à l’étage au-dessus ! – Et vous n’y êtes pas allés ? – Monsieur, nous en revenons. Nous avons frappé, frappé. Ils ont ouvert, puis aussitôt qu’ils nous ont aperçus, ils nous ont fermé la porte au nez. – Tu veux dire que j’ai reçu la porte sur le nez ! dit La Candeur qui, en effet, avait le nez fort enflé. Ils se sont enfermés au verrou, et nous les avons entendus se disputer avec Priski. Oh ! monsieur, ils lui en ont dit ! Mais l’autre criait aussi fort qu’eux, si bien que nous avons craint que le bruit de leur dispute ne passât le chemin de ronde du donjon et que nous sommes accourus ici vous le dire ! – Et pendant ce temps-là, il est peut-être parti, tas d’idiots ! » leur jeta Rouletabille en prenant sa course vers le chemin de ronde. Les autres le suivirent. « Eh ! Rouletabille, ne crains rien, nous avons laissé Tondor et Modeste à la porte des Allemands avec la consigne de ne laisser sortir personne !… – Quelle histoire !… Jene peux pas m’absenter une seconde sans que vous fassiez des bêtises !… » Ils furent tout de suite dans le chemin de ronde. La Candeur leva le nez vers la meurtrière du second étage. « Tiens, on ne les entend plus !… Tout à l’heure quand nous sommes sortis d’ici, ils beuglaient !… » Terriblement préoccupé par les suites que pouvait avoir la libération de Priski et se jurant que, désormais, il ferait tout lui-même, Rouletabille bondissait dans l’escalier du donjon et arrivait à bout de souffle devant la porte des Allemands, où il trouvait Modeste étendu sur le seuil, comme un chien de garde et dormant, et Tondor se promenant de long en large. « Rien de nouveau ? demanda Rouletabille en poussant un soupir de soulagement. – Si, monsieur, répondit Modeste en ouvrant naturellement la bouche d’abord, mais ce qui était moins naturel chez lui, un œil ensuite. – Quoi donc ? Il n’est pas sorti ?… – Si ! mais attendez !… Tondor et moi nous nous sommes jetés derrière lui, ah ! bâillonné, ficelé ! Tondor s’y entend. Il n’a pas dit ouf !… – Bravo, Tondor, applaudit Vladimir qui arrivait. – Et où l’avez-vous mis ? demanda Rouletabille. – Mais nous l’avons descendu dans le souterrain, comme nous l’avait dit M. Vladimir ! – Allons-y ! Je veux le voir !… Vous n’auriez pas dû le laisser tout seul ! et je me demande ce que vous faites encore ici !… – Mais nous empêchons les autres de sortir !… On nous a dit de ne laisser sortir personne !… – Mais je m’en fiche des autres, tas d’idiots ! ! » Rouletabille ne comptait plus que sur lui-même. Toute la bande descendit : Rouletabille, La Candeur, Vladimir et les deux domestiques. Arrivés dans la salle de garde ceux-ci soulevèrent la dalle, et Modeste descendit. Comme il ne disait rien au fond de son trou, Rouletabille fut pris d’une peur ! « Il n’y est plus ! s’écria-t-il. – Si ! si ! monsieur, il y est… Oh ! il n’a pas bougé, répondit la voix de Modeste. Tenez, je vais vous jeter le bout de la corde : Tondor le halera. » Un bout de corde fut en effet jeté du souterrain dans la salle des gardes et Tondor hala de toutes ses forces. C’était un gars solide que Tondor et cependant il paraissait « en avoir son plein », comme on dit. « Jamais je n’aurais cru, fit Rouletabille, que Priski était si lourd que ça ! » Enfin le paquet humain arriva au niveau de la salle des gardes : la tête émergea du puits. Une triple exclamation échappa aux trois jeunes gens : ce n’était pas la figure de Priski ! Ce n’était pas Priski. C’était une énorme face rousse et rubiconde et terriblement barbue. Il ne pouvait prononcer une parole, un bâillon l’étouffait ; mais les yeux qui lui sortaient de la tête et toute sa forcenée physionomie disaient, mieux que des phrases, la fureur dont tout son être était animé. La surprise pour les jeunes gens était trop forte. Malgré la gravité de la situation, ils partirent à rire. Les yeux de l’Allemand se firent plus féroces ! « Prenez garde qu’il n’éclate ! » fit La Candeur en se reculant avec son ordinaire prudence. Mais Rouletabille avait déjà fini de rire et, quand l’Allemand roula sur les dalles comme une énorme saucisse, le reporter demanda à Modeste ce que cela signifiait. « Monsieur, dit Modeste qui ne comprenait rien à l’étonnement de ses maîtres et qui s’attendait à des félicitations, on nous a dit de ne laisser sortir personne : La première personne qui est sortie est monsieur, nous nous sommes assurés de monsieur… – Monsieur, je vous présente toutes mes excuses : il y a eu erreur », fit Rouletabille en se penchant sur l’Allemand. Mais celui-ci dardant sur le reporter des yeux de flamme, secoua la tête. Il n’acceptait pas les excuses. « Reportez-le en haut, commanda Rouletabille ; Il faut voir ce qu’est devenu Priski. – Oh ! monsieur, dit Modeste, il est certainement toujours là-haut, sans quoi nous l’aurions vu sortir. – M’est avis, dit Vladimir en suivant Rouletabille qui remontait vivement au second étage, m’est avis que si cet Allemand s’est risqué hors de sa chambre pour aller sans doute menacer quelque autorité turque des représailles de son pays, c’est que les autres ont conservé là-haut Priski comme otage. – C’est la seule chose en laquelle j’espère encore, appuya Rouletabille. Nous allons leur rendre leur Allemand ; espérons qu’ils nous rendront Priski. – Espérons-le, monsieur. Voici toujours l’Allemand. » Les domestiques, en effet, apportaient l’Allemand, toujours ficelé. « Vous savez, dit Vladimir, qu’ils sont têtus comme le diable. Comment allons-nous faire pour qu’ils veuillent bien ouvrir leur porte ? – Enlevez le bâillon de l’Allemand ! » ordonna Rouletabille. Le bâillon fut enlevé. Aussitôt une bordée redoutable d’injures tudesques fut projetée sur le palier. Mais aussitôt aussi, au son de cette voix si chère, la famille allemande ouvrit sa porte. On vit apparaître Mama, Gretchen et les deux Jungenmänner (jeunes gens) qui hurlèrent en apercevant l’équipage dans lequel on leur ramenait leur chef de famille. Vladimir finit tout de même par leur faire entendre que s’ils leur rendaient M. Priski, on leur rendrait leur paterfamilias. « Ia ! Ia ! Ia ! » commanda la terrible voix du terrible Allemand ficelé. Alors les jungenmänner apportèrent un nouveau colis, c’était ledit M. Priski, ficelé également et bâillonné. Rouletabille livra le paquet allemand et prit possession du paquet Priski. La porte se referma avec éclat. Les verrous furent tirés à l’intérieur et une voix retentissante déclara que l’on n’ouvrirait plus qu’au consul allemand lui-même ! « Maintenant, descendons monsieur Priski », fit Rouletabille. Le pauvre majordome fut redescendu dans la salle des gardes, puis glissé dans le trou du souterrain où Modeste, en punition de sa stupidité, fut chargé de le surveiller. « Enlevez-lui au moins son bâillon », dit Rouletabille, après avoir examiné de près la solidité des liens. La Candeur se pencha et enleva le bâillon de M. Priski au moment où celui-ci allait disparaître dans le trou et au moment aussi où l’effroyable cacophonie des musiciens de Kara pacha éclatait à quelques pas de là, dans la baille. « Voilà la fête qui commence ! eut tout juste le temps de dire avec beaucoup de mélancolie M. Priski avant que la dalle qui refermait le trou ne lui retombât sur la tête. – Ce pauvre M. Priski, dit Rouletabille, n’a pas beaucoup de distraction ! Et puisqu’il ne peut pas aller à la fête, allons-y, nous autres ! Nous lui raconterons ce qui s’est passé. – Et nous rapporterons de la pâtisserie à Modeste », ajouta La Candeur qui était toujours bon pour les domestiques.
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